CORIOLAN, OU LE HÉROS SOUFFRANT
1802-1818
1802 : Le Testament de Heiligenstadt
L’année 1802 marque un premier grand tournant dans la vie du compositeur. Souffrant d'acouphènes, il commence en effet depuis 1796 à prendre conscience d’une surdité qui devait irrémédiablement progresser jusqu’à devenir totale avant 1820. Se contraignant à l’isolement par peur de devoir assumer en public cette terrible vérité, Beethoven gagne dès lors une réputation de misanthrope dont il souffrira en silence jusqu’à la fin de sa vie. Conscient que son infirmité lui interdirait tôt ou tard de se produire comme pianiste et peut-être de composer, il songe un moment au suicide, puis exprime à la fois sa tristesse et sa foi en son art dans une lettre qui nous est restée sous le nom de « Testament de Heiligenstadt », qui ne fut jamais envoyée et retrouvée seulement après sa mort :
Beethoven, le 6 octobre 1802. « Ô vous, hommes qui pensez que je suis un être haineux, obstiné, misanthrope, ou qui me faites passer pour tel, comme vous êtes injustes ! Vous ignorez la raison secrète de ce qui vous paraît ainsi. […] Songez que depuis six ans je suis frappé d’un mal terrible, que des médecins incompétents ont aggravé. D’année en année, déçu par l’espoir d’une amélioration, […] j’ai dû m’isoler de bonne heure, vivre en solitaire, loin du monde. […] Si jamais vous lisez ceci un jour, alors pensez que vous n’avez pas été justes avec moi, et que le malheureux se console en trouvant quelqu’un qui lui ressemble et qui, malgré tous les obstacles de la Nature, a tout fait cependant pour être admis au rang des artistes et des hommes de valeur. »
Le Testament de Heiligenstadt (Heiligenstädter Testament en allemand), cette lettre de Ludwig van Beethoven à ses frères Karl et Johann, a été écrit le 6 octobre 1802 à Heiligenstadt village au nord de Vienne, où le compositeur a été envoyé « à la campagne » pour reposer ses oreilles sur conseil de son médecin (Schmidt). Il s'agit d'un document historique, témoignage inestimable dans la vie de Beethoven puisque le musicien y exprimait son désespoir devant sa surdité et la nécessité qui en découlait de s'isoler de la société viennoise (il tenait à garder sa surdité secrète). Mais Beethoven sortit victorieux de cette crise, résolu à affronter son destin plutôt que de s'abattre : c'était le début de la période « Héroïque » qui allait durer jusqu'en 1808 et l'apothéose de la Cinquième symphonie.
Écrite dans une période de profonde crise morale de Beethoven, alors que le compositeur achevait sa Deuxième Symphonie, cette lettre ne fut jamais envoyée et fut retrouvée par Anton Schindler et Stephan von Breuning dans un tiroir secret de l'armoire de Beethoven quelques jours après sa mort en mars 1827, aux côtés de la Lettre à l'immortelle Bien-aimée.
Heureusement, sa vitalité créatrice ne s’en ressent pas. Après la composition de la tendre Sonate pour violon n°5 dite Le Printemps (Frühlings, 1800) et de la Sonate pour piano n°14 dite Clair de Lune (1801), c’est dans cette période de crise morale qu’il compose la joyeuse et méconnue Deuxième Symphonie (1801-1802) et le plus sombre Concerto pour piano n°3 (1800-1802) où s’annonce nettement, dans la tonalité d’ut mineur, la personnalité caractéristique du compositeur. Ces deux œuvres sont accueillies très favorablement le 5 avril 1803, mais pour Beethoven une page se tourne. Dès lors sa carrière s’infléchit.
« Je suis peu satisfait de mes travaux jusqu’à présent. À dater d’aujourd’hui, je veux ouvrir un nouveau chemin. »
— Beethoven à Krumpholz, en 1802.
Privé de la possibilité d’exprimer tout son talent et de gagner sa vie en tant qu’interprète, il va se consacrer à la composition avec une force de caractère que rien n’avait laissé prévoir. Au sortir de la crise de 1802 s’annonce l’héroïsme triomphant de la Troisième Symphonie dite « Héroïque ».
1802-1812 : la période héroïque
De l’Héroïque à Fidelio
La Troisième Symphonie, « Héroïque », marque une étape capitale dans l’œuvre de Beethoven, non seulement en raison de sa puissance expressive et de sa longueur jusqu’alors inusitée, mais aussi parce qu'elle inaugure une série d’œuvres brillantes, remarquables dans leur durée et dans leur énergie, caractéristiques du style de la période médiane de Beethoven dit « style héroïque ». Le compositeur entend initialement dédier cette symphonie au général Napoléon Bonaparte, Premier consul de la République française en qui il voit le sauveur des idéaux de la Révolution. Mais en apprenant la proclamation de l'Empire français (mai 1804), il entre en fureur et rature férocement la dédicace, remplaçant l’intitulé Buonaparte par la phrase « Grande symphonie Héroïque pour célébrer le souvenir d’un grand homme ». La genèse de la symphonie s’étend de 1802 à 1804 et la création publique, le 7 avril 1805, déchaîne les passions, tous ou presque la jugeant beaucoup trop longue. Beethoven ne s’en soucie guère, déclarant qu’on trouverait cette symphonie très courte quand il en aurait composé une de plus d’une heure, et devant considérer — jusqu’à la composition de la Neuvième — l’Héroïque comme la meilleure de ses symphonies.
Le Theater an der Wien, lieu nouveau de la vie musicale à Vienne au début du 19e siècle, voit la création de plusieurs œuvres majeures de Beethoven dont Fidelio et la Cinquième symphonie.
Dans l’écriture pianistique aussi, le style évolue : c’est en 1804 la Sonate pour piano n°21 dédiée au comte Waldstein dont elle porte le nom, qui frappe ses exécutants par sa grande virtuosité et par les capacités qu’elle exige de la part de l’instrument. D’un moule similaire naît la sombre et grandiose Sonate pour piano n°23 dite Appassionata (1805), qui suit de peu le Triple Concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre (1804). En juillet 1805, le compositeur fait la rencontre du compositeur Luigi Cherubini, pour qui il ne cache pas son admiration. À trente-cinq ans, Beethoven s’attaque au genre dans lequel Mozart s’était le plus illustré : l’opéra. Il s’était enthousiasmé en 1801 pour le livret Léonore ou l’Amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly, et l’opéra Fidelio, qui porte primitivement le titre-nom de son héroïne Léonore, est ébauché dès 1803. Mais l’œuvre donne à son auteur des difficultés imprévues. Mal accueilli au départ (trois représentations seulement en 1805 dans Vienne occupée par l'armée napoléonienne), Beethoven s’estimant victime d’une cabale en 1806, Fidelio ne connaît pas moins de trois versions remaniées (1805, 1806 et 1814) et il faut attendre la dernière pour qu’enfin l’opéra reçoive un accueil à sa mesure. Bien qu’il ait composé une pièce majeure du répertoire lyrique, cette expérience provoque l’amertume du compositeur et il ne devait jamais se remettre à ce genre, même s’il étudia plusieurs autres projets dont un Macbeth inspiré de l’œuvre de Shakespeare.
L’indépendance affirmée
Résolu à « saisir le destin à la gorge », il compose entre 1802 et 1812 des œuvres brillantes et énergiques caractéristiques de son style « héroïque ».
Après 1805, malgré l’échec de Fidelio, la situation de Beethoven est redevenue favorable. En pleine possession de sa vitalité créatrice, il semble s’accommoder de son audition défaillante et retrouver, pour un temps au moins, une vie sociale satisfaisante. Si l’échec d’une relation intime avec Joséphine von Brunsvik est une nouvelle désillusion sentimentale pour le musicien, les années 1806 à 1808 sont les plus fertiles de sa vie créatrice : la seule année 1806 voit la composition du Concerto pour piano n°4, des trois Quatuors à cordes n°7, n°8 et n°9 dédiés au comte Andreï Razoumovski, de la Quatrième Symphonie et du Concerto pour violon. À l’automne de cette année, Beethoven accompagne son mécène le prince Carl Lichnowsky dans son château de Silésie occupée par l’armée napoléonienne depuis Austerlitz et fait à l’occasion de ce séjour la plus éclatante démonstration de sa volonté d’indépendance. Lichnowsky ayant menacé de mettre Beethoven aux arrêts s’il s’obstinait à refuser de jouer du piano pour des officiers français stationnés dans son château, le compositeur quitte son hôte après une violente querelle.
S’il se met en difficulté en perdant la rente de son principal mécène, Beethoven est parvenu à s’affirmer comme artiste indépendant et à s’affranchir symboliquement du mécénat aristocratique. Désormais le style héroïque peut atteindre son paroxysme. Donnant suite à son souhait de « saisir le destin à la gorge » exprimé à Wegeler en novembre 1801, Beethoven met en chantier la Cinquième Symphonie. À travers son célèbre motif rythmique de quatre notes exposé dès la première mesure et qui irradie toute l’œuvre, le musicien entend exprimer la lutte de l’homme avec son destin, et son triomphe final. L’ouverture Coriolan, avec laquelle elle partage la tonalité d’ut mineur, date de cette même époque. Composée en même temps que la Cinquième, la Symphonie pastorale paraît d’autant plus contrastée. Décrite par Michel Lecompte comme « la plus sereine, la plus détendue, la plus mélodique des neuf symphonies », elle constitue le pendant de la Cinquième (comme un second thème tendre dans une forme sonate) et se démarque d’autres symphonies pastorales du 18e siècle. Elle est l’hommage à la nature d’un compositeur profondément amoureux de la campagne, dans laquelle il trouve depuis toujours le calme et la sérénité propices à son inspiration. Véritablement annonciatrice du romantisme en musique, la Pastorale porte en sous-titre cette phrase de Beethoven : « Expression du sentiment plutôt que peinture » et chacun de ses mouvements porte une indication descriptive : la symphonie à programme était née.
Le concert donné par Beethoven le 22 décembre 1808 est sans doute une des plus grandes « académies » de l’histoire avec celle du 7 mai 1824. Y sont joués en première audition la Cinquième Symphonie, la Symphonie pastorale, le Concerto pour piano n°4, la Fantaisie chorale pour piano et orchestre et deux hymnes de la Messe en ut majeur composée pour le prince Esterházy en 1807. Après la mort de Haydn en mai 1809, bien qu’il lui restât des adversaires déterminés, il ne se trouve plus guère de monde pour contester la place de Beethoven dans le paysage musical de son temps.
La maturité artistique
1808. Beethoven reçoit de Jérôme Bonaparte, placé par son frère sur le trône de Westphalie, la proposition du poste de maître de chapelle à sa Cour de Kassel. Il semble que le compositeur ait pendant un moment songé à accepter ce poste prestigieux qui lui eût assuré une situation sociale confortable. C’est alors qu’un sursaut patriotique s’empare de l’aristocratie viennoise (1809). Refusant de laisser partir leur musicien national, l’archiduc Rodolphe, le prince Kinsky et le prince Lobkowitz s’allient pour assurer à Beethoven, s’il reste à Vienne, une rente viagère de 4 000 florins annuels, somme considérable pour l’époque. Beethoven accepte, voyant son espoir d’être définitivement à l’abri du besoin aboutir, mais la reprise de la guerre entre l’Autriche et la France au printemps 1809 remet tout en cause. La famille impériale est contrainte de quitter Vienne occupée, la grave crise économique qui s’empare de l’Autriche après Wagram et le traité de Schönbrunn imposé par Napoléon ruine l’aristocratie et rend caduc le contrat passé par Beethoven. Jusqu’à sa mort, la conjoncture lui restera désormais défavorable de ce point de vue et il devra vivre ses dernières années dans une situation qui contrariera profondément son désir de laisser du bien à son neveu Karl.
Dans l'immédiat, le catalogue continue de s’enrichir : les années 1809 et 1810 voient la composition du Concerto pour piano n°5, œuvre virtuose que crée Carl Czerny, de la musique de scène pour la pièce Egmont de Goethe et du Quatuor à cordes n°10 dit « Les Harpes ». C’est pour le départ imposé de son élève et ami l’archiduc Rodolphe, plus jeune fils de la famille impériale, que Beethoven compose la Sonate « Les Adieux ». Les années 1811 et 1812 voient le compositeur atteindre l’apogée de sa vie créatrice. Le Trio à l’Archiduc puis les Septième et Huitième symphonies sont le point d’orgue de la période héroïque.
Sur le plan personnel, Beethoven est profondément affecté en 1810 par l’échec d’un projet de mariage avec Thérèse Malfatti. La vie sentimentale de Beethoven a suscité d’abondants commentaires de la part de ses biographes. Le compositeur s’éprit à de nombreuses reprises de jolies femmes, le plus souvent mariées, mais jamais ne connut ce bonheur conjugal qu’il appelait de ses vœux et dont il faisait l’apologie dans Fidelio. Ses amitiés amoureuses avec Giulietta Guicciardi (inspiratrice de la sonate « Clair de lune »), Thérèse von Brunsvik (dédicataire de la Sonate pour piano n°24), Maria von Erdödy (qui reçut les deux Sonates pour violoncelle opus 102) ou encore Amalie Sebald restèrent d’éphémères expériences. Outre l’échec de ce projet de mariage, l’autre événement majeur de la vie amoureuse du musicien fut la rédaction, en 1812, de la bouleversante Lettre à l’immortelle Bien-aimée dont la dédicataire reste inconnue, même si les noms de Joséphine von Brunsvik et surtout d’Antonia Brentano, sont ceux qui ressortent le plus nettement de l’étude de Jean et Brigitte Massin et de Maynard Solomon.
1813-1817 : les années sombres
Le mois de juillet 1812, abondamment commenté par les biographes du musicien, marque un nouveau tournant dans la vie de Beethoven. Séjournant en cure thermale dans la région de Teplitz et de Carlsbad, il rédige l’énigmatique Lettre à l’immortelle Bien-aimée et fait la rencontre infructueuse de Goethe par l’entremise de Bettina Brentano. Goethe jugea ainsi Beethoven : « Je n’ai encore jamais vu un artiste plus puissamment concentré, plus énergique, plus intérieur. (…) C’est malheureusement une personnalité tout à fait indomptée». Beethoven espérait beaucoup de sa rencontre en 1812 avec le poète, mais il n’y trouva qu’une indifférence calculée.
Pour des raisons qui demeurent mal précisées, c’est aussi le début d’une longue période de maturation silencieuse dans la vie créatrice du musicien. Cette période s'épanouira ensuite en œuvres imposantes, d’une dimension et d’un horizon d’écoute inconnus jusqu'ici. On sait que les années qui suivirent 1812 coïncidèrent avec plusieurs événements dramatiques dans la vie de Beethoven, événements qu’il dut surmonter seul, tous ses amis ou presque ayant quitté Vienne pendant la guerre de 1809, mais rien n’explique entièrement cette rupture après dix années d’une telle fécondité.
Malgré l’accueil très favorable réservé par le public à la Septième symphonie et à la Victoire de Wellington (décembre 1813), malgré la reprise enfin triomphale de Fidelio dans sa version définitive (mai 1814), Beethoven perd peu à peu les faveurs de Vienne toujours nostalgique de Mozart. Le tapage fait autour du Congrès de Vienne, où Beethoven est encensé comme musicien national, ne masque pas longtemps la condescendance grandissante des Viennois à son égard. En outre, le durcissement du régime imposé par Metternich le place dans une situation délicate, la police viennoise étant depuis longtemps au fait des convictions démocratiques et révolutionnaires dont le compositeur se cache de moins en moins. Sur le plan personnel, l’événement majeur vient de la mort de son frère Kaspar-Karl le 15 novembre 1815.
Beethoven qui lui avait promis de diriger l’éducation de son fils Karl doit faire face à une interminable série de procès contre sa belle-sœur pour en obtenir la tutelle exclusive, finalement gagnée en 1820. Malgré toute la bonne volonté et l’attachement du compositeur, ce neveu allait devenir pour lui, et jusqu’à la veille de sa mort, une source inépuisable de tourment. De ces années sombres, où sa surdité devient totale, seuls émergent quelques rares chefs-d’œuvre : les Sonates pour violoncelle n°4 et 5 dédiées à sa confidente Maria von Erdödy (1815), la Sonate pour piano n°28 (1816) et le cycle de lieder À la Bien-aimée lointaine (An die ferne Geliebte), sur des poèmes d’Alois Jeitteles.
Tandis que sa situation matérielle devient de plus en plus préoccupante, Beethoven tombe gravement malade entre 1816 et 1817 et semble une nouvelle fois proche du suicide. Pourtant, sa force morale et sa volonté reprennent encore une fois leurs droits. Tourné vers l’introspection et la spiritualité, pressentant l’importance de ce qu’il lui reste à écrire pour « les temps à venir », il trouve la force de surmonter ces épreuves pour entamer une dernière période créatrice qui lui apportera probablement ses plus grandes révélations. Neuf ans avant la création de la Neuvième Symphonie, Beethoven résume en une phrase ce qui va devenir à bien des égards l’œuvre de toute sa vie (1815) :
« Nous, êtres limités à l’esprit infini, sommes uniquement nés pour la joie et pour la souffrance. Et on pourrait presque dire que les plus éminents s’emparent de la joie par la souffrance (Durch Leiden, Freude). »
Coriolan selon Plutarque : "La force et la fermeté de son caractère, en toutes circonstances, lui inspirèrent de grands desseins et de belles réalisations, mais, inversement, ses colères incontrôlables et son tempérament rigide et querelleur le rendaient dur et peu accommodant dans ses rapports avec les hommes."
Le Testament de Heiligenstadt
Pour mes frères Carl et [Johann] Beethoven.
Ô vous ! hommes qui me tenez pour haineux, obstiné, ou qui me dites misanthrope, comme vous vous méprenez sur moi. Vous ignorez la cause secrète de ce qui vous semble ainsi, mon cœur et mon caractère inclinaient dès l'enfance au tendre sentiment de la bienveillance, même l'accomplissement de grandes actions, j'y ai toujours été disposé, mais considérez seulement que depuis six ans un état déplorable m'infeste, aggravé par des médecins insensés, et trompé d'année en année dans son espoir d'amélioration. Finalement condamné à la perspective d'un mal durable (dont la guérison peut durer des années ou même être tout à fait impossible), alors que j'étais né avec un tempérament fougueux, plein de vie, prédisposé même aux distractions offertes par la société, j'ai dû tôt m'isoler, mener ma vie dans la solitude, et si j'essayais bien parfois de mettre tout cela de côté, oh ! comme alors j'étais ramené durement à la triste expérience renouvelée de mon ouïe défaillante, et certes je ne pouvais me résigner à dire aux hommes : parlez plus fort, criez, car je suis sourd, ah ! comment aurait été-t-il possible que j'avoue alors la faiblesse d'un sens qui, chez moi, devait être poussé jusqu'à un degré de perfection plus grand que chez tous les autres, un sens que je possédais autrefois dans sa plus grande perfection, dans une perfection que certainement peu de mon espèce ont jamais connue – oh ! je ne le peux toujours pas, pardonnez-moi, si vous me voyez battre en retraite là-même où j'aurais bien aimé me joindre à vous. Et mon malheur m'afflige doublement, car je dois rester méconnu, je n'ai pas le droit au repos dans la société humaine, aux conversations délicates, aux épanchements réciproques ; presque absolument seul, ce n'est que lorsque la plus haute nécessité l'exige qu'il m'est permis de me mêler aux autres hommes, je dois vivre comme un exilé, à l'approche de toute société une peur sans pareille m'assaille, parce que je crains d'être mis en danger, de laisser remarquer mon état – c'est ainsi que j'ai vécu les six derniers mois, passés à la campagne sur les conseils avisés de mon médecin pour ménager autant que possible mon ouïe ; il a presque prévenu mes dispositions actuelles, quoique, parfois poussé par un instinct social, je me sois laissé séduire. Mais quelle humiliation lorsque quelqu'un près de moi entendait une flûte au loin et que je n'entendais rien, ou lorsque quelqu'un entendait le berger chanter et que je n'entendais rien non plus ; de tels événements m'ont poussé jusqu'au bord du désespoir, il s'en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours. C'est l'art et seulement lui, qui m'a retenu, ah ! il me semblait impossible de quitter le monde avant d'avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé, et c'est ainsi que j'ai mené cette vie misérable – vraiment misérable ; un corps si irritable, qu'un changement un peu rapide peut me faire passer de l'euphorie au désespoir le plus complet – patience, voilà tout, c'est elle seulement que je dois choisir pour guide, je l'ai fait – durablement j'espère, ce doit être ma résolution, persévérer, jusqu'à ce que l'impitoyable Parque décide de rompre le fil, peut-être que cela ira mieux, peut-être non, je suis tranquille – être forcé de devenir philosophe déjà à 28 ans, ce n'est pas facile, et pour l'artiste plus difficile encore que pour quiconque – Dieu, tu vois de là-haut mon cœur ; tu le connais, tu sais que l'amour des hommes et un penchant à faire le bien y habitent, – ô hommes ! lorsqu'un jour vous lirez ceci, songez que vous vous êtes mépris sur moi ; et que le malheureux se console d'avoir trouvé un semblable, qui malgré tous les obstacles de la nature, a pourtant fait tout ce dont il était capable pour être admis au rang des artistes et des hommes de valeur – vous, mes frères Carl et [Johann], dès que je serai mort et si le Professeur Schmidt vit encore, priez-le en mon nom de décrire ma maladie, et joignez son récit à cette présente feuille, afin qu'au moins le monde se réconcilie autant que possible avec moi après ma mort – en même temps, je vous déclare ici tous deux héritiers de ma petite fortune (si l'on peut l'appeler ainsi), partagez-la loyalement, et supportez-vous et aidez-vous l'un l'autre, tout ce que vous avez fait qui me répugnait, vous le savez, vous a été pardonné depuis longtemps, toi frère Carl, je te remercie encore particulièrement pour l'attachement que tu m'as témoigné ces tout derniers temps, je vous souhaite une vie meilleure et moins soucieuse que la mienne, recommandez à vos enfants la vertu, elle seule peut rendre heureux, pas l'argent, je parle par expérience, c'est elle qui même dans la misère m'a élevé, je la remercie autant que mon art, pour m'avoir fait éviter le suicide – adieu et aimez-vous, – je remercie tous mes amis, en particulier le Prince Lichnowski et le Professeur Schmidt. – Je souhaite, si vous le voulez bien, que les instruments du Prince L. soient conservés par l'un de vous, mais qu'il ne s'élève à cause de cela aucune dispute entre vous, dès qu'ils pourront vous être utiles, vendez-les tout simplement, comme je serais heureux de pouvoir encore vous rendre service sous la tombe – s'il en va ainsi, c'est avec joie que je m'empresse vers la mort – mais si elle vient avant que je n'aie eu l'occasion de faire éclore toutes mes facultés artistiques, alors, malgré ma rude destinée, elle vient encore trop tôt, et je la souhaiterais volontiers plus tardive – pourtant, ne serais-je pas alors aussi content, ne me délivrerait-elle pas d'une souffrance infinie ? – viens quand tu veux, je vais courageusement vers toi – adieu et ne m'oubliez pas tout à fait une fois mort, j'ai mérité cela de vous, parce que j'ai souvent, dans ma vie, pensé à vous rendre heureux, soyez-le –
Ludwig van Beethoven, Heiligenstadt, le 6 octobre 1802.
Heiligenstadt, le 10 octobre 1802. – Ainsi je te fais mes adieux – et certes tristement – oui, à toi, espérance aimée – que je portais avec moi jusqu'à présent – l'espérance d'être guéri au moins jusqu'à un certain point – elle doit maintenant me quitter complètement, comme les feuilles d'automne tombent et se flétrissent, elle aussi est morte pour moi, presque comme je suis venu ici – je m'en vais – même le grand courage – qui m'animait souvent durant les beaux jours d'été – il a disparu – ô Providence ! – laisse-moi une fois goûter la joie d'un jour pur – cela fait si longtemps que la résonance intérieure de la vraie joie m'est étrangère – oh ! quand – oh ! quand, ô Dieu ! – pourrai-je dans le temple de la nature et des hommes l'éprouver à nouveau ? – Jamais ? – Non – oh ! cela serait trop difficile.
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Symphonie n ° 5, commençant (filtré avec le fond de l'acouphène et non filtré) New York Philharmonic, direction Leonard Bernstein
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(expérimentation de la Beethoven Haus de Bonn)
Un Grand Amour de Beethoven, film d'Abel Gance (1936) : la scène dans laquelle Beethoven (interprété ici par Harry Baur) est confronté aux premières atteintes de sa surdité. On remarquera le travail sur la bande-son en ces débuts du cinéma parlant. (la sortie du premier film parlant, Le Chanteur de Jazz, date du 6 octobre 1927)