LA GRANDE FUGUE
La Grande Fugue en si bémol majeur pour quatuor à cordes, opus 133, de Ludwig van Beethoven, fut composée entre 1824 et 1825 en tant que dernier des six mouvements du Quatuor op. 130, puis détachée de cette œuvre pour être publiée séparément en mai 1827. Œuvre visionnaire, monumentale dans ses dimensions et dans sa puissance expressive, elle est considérée comme le couronnement de l'œuvre pour quatuors de Beethoven.
Circonstances d'écriture : le vrai visage de Beethoven ?
Beethoven le malheureux, Beethoven l’’irascible, Beethoven l’incompris, mais aussi, derrière cette façade monolithique, Beethoven le virtuose facétieux et peut-être même le joyeux drille malgré sa surdité : toutes ces images contradictoires qui fondent la personnalité si attachante de cet immense génie sont illustrées à merveille par une des dernières œuvres achevées de sa vie, le Quatuor opus 130 et en particulier la Grande Fugue qui le clôture. Les soirées consacrées à cette oeuvre sont pour nous l’occasion de découvrir, sous le masque léonin et grêlé offert à la postérité, quel était le vrai visage de Beethoven dans les dernières années de sa vie.
La Grande Fugue est une des toutes dernières œuvres de Beethoven. Elle a été composée et achevée au cours de l’automne 1825. Beethoven estimait beaucoup sa fugue, à propos de laquelle il avait confié à son ami le violoniste Holz : « Ce n'est pas de l'art que de faire une fugue : j'en ai fait par douzaines, à l'époque de mes études. Mais l'imagination réclame aussi ses droits ; et aujourd'hui, il faut qu'un autre esprit, véritablement poétique, entre dans la forme antique ».
La Grande Fugue est une démonstration des procédés expérimentés par Beethoven. Ainsi elle combine la forme sonate, le style fugué et la variation ; elle partage avec le finale de la Neuvième Symphonie la particularité de contenir plusieurs sections, comme autant de mouvements à l'intérieur d'un unique grand mouvement ; chaque section est construite sur une transformation du thème initial. Sa durée d’exécution est d'environ 15 minutes.
Le Quatuor op. 130 fut créé par Schuppanzigh le 21 mars 1826. Le public fut surpris par une œuvre qui dépassait son horizon d’écoute, en particulier la fugue jugée « incompréhensible, comme chinoise » (« wie Chinesisch » pour le premier critique). Seuls les deuxième et quatrième mouvements furent applaudis et bissés. Beethoven se faisant rapporter la scène entra en rage et déclara : « Les bœufs ! Les ânes ! oui, ces friandises ! ils se les font resservir encore une fois ! Pourquoi pas plutôt la fugue ? Elle seule aurait dû être rejouée. »
Pourtant ses dimensions hors du commun, la virtuosité qu'elle exigeait des exécutants de l'époque et l'accueil glacial du public conduisirent l'éditeur Artaria à réclamer que la fugue soit séparée du quatuor et publiée à part. L'éditeur, qui finit par comprendre la fugue après trois écoutes (les deux dernières en privé pour vérifier l’édition en cours), a sans doute, pourtant, suggéré une édition à part, ce que Beethoven a accepté volontiers, car c’était une source de profit. Il composa à l'automne de 1826 un finale de substitution pour le Treizième Quatuor — un Allegro ne manquant pas d'intérêt, mais incomparablement plus léger que le finale initial. Ce fut son ultime œuvre achevée.
La Grande Fugue fut publiée, après la mort de Beethoven, en partition séparée en mai 1827 chez Mathias Artaria à Vienne, avec une dédicace à un de ses élèves les plus en vue, l'Archiduc Rodolphe d'Autriche.
Les proches de Beethoven discutèrent de cette Fugue à plusieurs reprises, surtout avant la création du Quatuor op.130, lors du concert du 21 mars 1826, en exprimant leurs doutes et sur son interprétation et sur sa réception par le public :
« Tout va se passer facilement, sauf la Fugue » ou encore « La Fugue est si difficile ».
Karl Holz, le violoniste ami, insistait sur l’étrangeté, les sauts de cordes, le tempo très rapide impossible à tenir. Karl Holz proposa une autre façon, plus facile à jouer, d’écrire un rythme que Beethoven voulait : les deux mêmes notes liées. Mais Beethoven ne voulut rien changer.
Une dizaine de jours avant le concert du 21 mars 1826, Holz disait qu’ils pouvaient jouer les cinq premiers mouvements, mais que la Fugue n’était pas au point, car tout n’était pas clair pour lui. Il demandait si les quatre voix devaient être toutes jouées aussi fort, ou si le terme « Overtura » allait rester. Et peu après le concert, il fut question d’arranger la Fugue pour piano à quatre mains.
Au cours du 19e siècle l'œuvre fut à peine mieux appréciée.Elle fut jugée « repoussante », ou qualifiée d' « horreur indéchiffrable ». Il fallut attendre le début du 20e siècle pour que cette œuvre soit enfin reconnue comme pièce majeure. Stravinski qui n'avait pas toujours aimé Beethoven déclara à la fin de sa vie y voir « une œuvre immortelle et à jamais contemporaine ». Aujourd'hui peu de spécialistes contestent qu'il s'agit d'une des plus grandes réalisations de Beethoven.
A l’origine de cette oeuvre monumentale et qui dépasse de loin les capacités de compréhension de ses contemporains, on trouve tout simplement un joyeux petit canon improvisé au cours d’une soirée entre amis bien arrosée. C’est bien là l’autre facette de Beethoven.
Ce cenon fut construit sur les notes “B-A-C-H” sous forme de plaisanterie musicale, à partir du nom de Kulhau son destinataire, en hommage à l’exercice auquel il s’était lui-même livré. Le texte en est simple, et plusieurs fois répété : « Kühl nicht lau » “Frais, mais pas tiède”. Ces adjectifs qui séparent en deux le nom de Kulhau comme un motif de plaisanterie musicale, s’appliquent au champagne apporté par la petite bande d’amis pour l’occasion. La Grande Fugue commence donc comme une chanson de cabaret, certes ennoblie par l’allusion au grand Bach et à ses variations sur son propre nom, mais mise en scène comme un canon d’ivrognes répétant à l’envi leur désir d’étancher leur soif entre amis avec du bon champagne bien frais.
Nous sommes le 2 septembre 1825 à Baden. Lors de la visite à Baden de Kuhlau et de tout un groupe de musiciens emmené par Tobias Haslinger et Karl Holz - le directeur de la société des amis de la musique Ferdinand Piringer, le pianiste Wenzel Würfel, le hautboïste Joseph Sellner et le facteur de piano Konrad Graf, (ils avaient apporté du champagne) -, il fut question de l’anagramme musical qui avait été composé par Kuhlau sur le nom de BACH et qui avait été publié dans l’Allgemeine musikalische Zeitung XXI en 1819. Au cours de la soirée, qui suivit la promenade dans l’Helenental, tandis que le champagne coulait à flots, Beethoven s’amusa à composer ce Canon humoristique : « Kühl nicht lau », jeu de mots qui, sur les notes du nom de Bach, faisait à la fois allusion au champagne qui doit être bu frais et non tiède et à Kuhlau le visiteur. Le destinataire de ce “petit canon à boire” n’était en effet autre que Friedrich Daniel Rudolph Kuhlau (1786-1832), compositeur et pianiste, élève de Christian Friedrich Gottlieb Schwencke à Hambourg. Il vivait à Copenhague depuis 1810 ; en voyage à Vienne en 1825, il rendit visite à Beethoven à Baden le 2 septembre 1825.
Le lendemain 3 septembre, Beethoven envoya son Canon à Kuhlau en faisant allusion à leur joyeuse soirée : le champagne lui était monté à la tête, et il ne savait plus trop ce qu’il avait écrit la veille.
Le sujet de ce Canon est très simple : trois phrases de quatre mesures sur les notes du nom de B-A-C-H, qui selon le principe de permutation peut se déployer en canon complexe à trois voix.
On retrouve également cette formule dans le nouveau Finale du Quatuor opus 130, qui remplace la Grande Fugue, et dans cette Grande Fugue dont le sujet n’est autre qu’une variante de la formule de 4 notes.
Pour terminer cette présentation de Beethoven et mieux donner idée du caractère entier et sans détours du compositeur de la Grande Fugue, on peut évoquer une missive datée de 1806 qu’il aurait adressée en guise d’excuses au Prince de Lichnowsky à qui il avait publiquement manqué de respect au cours d’une discussion politique :
“Prince, Ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par
moi-même. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven.”
L'Archiduc Rodolphe d'Autriche (1788-1831)
Rodolphe de Habsbourg est élu archevêque-coadjuteur d'Olmütz-Olomouc en 1806 et prince-archevêque en 1819, en succession du cardinal Maria-Thaddeus von Trauttsmandorff Weinsberg. Le pape Pie VII le crée cardinal lors du consistoire du 4 juin 1819.
Musicien, Rodolphe est l'élève et l'un des principaux mécènes de Ludwig van Beethoven. Beethoven lui a dédié quatorze de ses compositions, notamment le Trio à l'Archiduc, la Sonate « Hammerklavier », le Concerto L'Empereur et la Missa solemnis (1822). Les lettres de Beethoven à Rodolphe sont aujourd'hui gardées par la Société philharmonique de Vienne.
Franz Schubert lui a dédié la Sonate pour piano n° 16 en la mineur et Ferdinand Ries le Quatuor avec piano en mi mineur Op.129.
Rodolphe de Habsbourg a composé la variation 40 du Vaterländischer Künstlerverein sur un thème d'Anton Diabelli, sous le pseudonyme "S.R.D." (qui signifie Serenissimus Rudolfus Dux).
Pages de garde du manuscrit conservé à la Juilliard School :
Page de gauche, encre partiellement effacée : écriture de Beethoven
Page de droite : les différents possesseurs de ce manuscrit, mentionnés par dédicaces successives :
- Herrn Grafen von Alberti / zur freundlichen Errinerung / Tobias Haslinger /
- À Mad.lle Brisson / Alberti / Milano 27/2 57.
- To the Count of Alberti / in friendly memory of-