L'ISOLEMENT ?
1818-1827
1818-1827 : le dernier Beethoven
La Messe en ré et l’adieu au piano
Les forces de Beethoven reviennent à la fin de 1817, époque à laquelle il ébauche une nouvelle sonate qu’il destine au piano-forte le plus récent (Hammerklavier en allemand), et qu’il envisage comme la plus vaste de toutes celles qu’il a composées jusque-là. Exploitant jusqu’aux limites les possibilités de l’instrument, durant près de cinquante minutes, la Grande Sonate pour « Hammerklavier » opus 106 laisse indifférents les contemporains de Beethoven qui la jugent injouable et estiment que, désormais, la surdité du musicien lui rend impossible l’appréciation correcte des possibilités sonores. À l’exception de la Neuvième Symphonie, il en est de même pour l’ensemble des dernières œuvres du maître, dont lui-même a conscience qu’elles sont très en avance sur leur temps. Se souciant peu des doléances des interprètes, il déclare à son éditeur en 1819 : « Voilà une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes, quand on la jouera dans cinquante ans ». À partir de cette époque, enfermé dans sa surdité, il doit se résoudre à communiquer avec son entourage par l’intermédiaire de cahiers de conversation qui, si une grande partie en a été détruite ou perdue, constituent aujourd’hui un témoignage irremplaçable sur cette dernière période. S'il est avéré qu'il utilisait une baguette en bois entre les dents, appuyée sur la caisse du piano pour sentir les vibrations, l'anecdote des pieds de piano sciés est historiquement moins certaine : le compositeur aurait scié ces pieds afin de pouvoir jouer assis par terre pour percevoir les vibrations des sons transmises par le sol.
Beethoven a toujours été croyant, sans être un pratiquant assidu, mais sa ferveur chrétienne s’accroît notablement au sortir de ces années difficiles, ainsi qu’en témoignent les nombreuses citations de caractère religieux qu’il recopie dans ses cahiers à partir de 1817. Aucune preuve déterminante n’a jamais été apportée aux rumeurs selon lesquelles il aurait appartenu à la franc-maçonnerie.
Au printemps de 1818 lui vient l’idée d’une grande œuvre religieuse qu’il envisage d’abord comme une messe d’intronisation pour l’archiduc Rodolphe, qui doit être élevé au rang d’archevêque d’Olmütz quelques mois plus tard. Mais la colossale Missa solemnis en ré majeur réclame au musicien quatre années de travail opiniâtre et la messe n’est remise à son dédicataire qu’en 1823. Beethoven étudie longuement les messes de Bach et Le Messie de Haendel durant la composition de la Missa solemnis qu’il déclarera à plusieurs reprises être « sa meilleure œuvre, son plus grand ouvrage ». Parallèlement à ce travail sont composées les trois dernières Sonates pour piano (n°30, n°31 et n°32) dont la dernière, l’opus 111, s’achève sur une arietta à variations d’une haute spiritualité qui aurait pu être sa dernière page pour piano. Mais il lui reste à composer un ultime chef-d’œuvre pianistique : l’éditeur Anton Diabelli invite en 1822 l’ensemble des compositeurs de son temps à écrire une variation sur une valse très simple de sa composition. Après s’être d’abord moqué de cette valse, Beethoven dépasse le but proposé et en tire un recueil de 33 Variations que Diabelli lui-même estime comparable aux célèbres Variations Goldberg de Bach, composées quatre-vingts ans plus tôt.
La Neuvième Symphonie et les derniers quatuors
La composition de la Neuvième Symphonie débute au lendemain de l’achèvement de la Missa solemnis, mais cette œuvre a une genèse extrêmement complexe dont la compréhension nécessite de remonter à la jeunesse de Beethoven, qui dès avant son départ de Bonn envisageait de mettre en musique l’Ode à la joie de Schiller. À travers son inoubliable finale où sont introduits des chœurs, innovation dans l’écriture symphonique, la Neuvième symphonie apparaît, dans la lignée de la Cinquième, comme une évocation musicale du triomphe de la joie et de la fraternité sur le désespoir, et prend la dimension d’un message humaniste et universel. La symphonie est créée devant un public enthousiaste le 7 mai 1824, Beethoven renouant un temps avec le succès. C’est en Prusse et en Angleterre, où la renommée du musicien est depuis longtemps à la mesure de son génie, que la symphonie connaît le succès le plus fulgurant. Plusieurs fois invité à Londres comme l’avait été Joseph Haydn, Beethoven a été tenté vers la fin de sa vie de voyager en Angleterre, pays qu’il admire pour sa vie culturelle et pour sa démocratie et qu’il oppose systématiquement à la frivolité de la vie viennoise, mais ce projet ne se réalisera pas et Beethoven ne connaîtra jamais le pays de son idole Haendel, dont l’influence est particulièrement sensible dans la période tardive de Beethoven, qui compose dans son style, entre 1822 et 1823, l’ouverture La Consécration de la maison.
Les cinq derniers Quatuors à cordes (n°12, n°13, n°14, n°15, n°16) mettent le point final à la production musicale de Beethoven. Par leur caractère visionnaire, renouant avec des formes anciennes (utilisation du mode lydien dans le Quatuor n°15), ils marquent l’aboutissement des recherches de Beethoven dans la musique de chambre. Les grands mouvements lents à teneur dramatique (Cavatine du Quatuor n°13, Chant d’action de grâce sacrée d’un convalescent à la Divinité du Quatuor n°15) annoncent le romantisme tout proche. À ces cinq quatuors, composés dans la période 1824-1826, il faut encore ajouter la Grande Fugue en si bémol majeur, opus 133, qui est au départ le mouvement conclusif du Quatuor n°13, mais que Beethoven séparera à la demande de son éditeur. À la fin de l’été 1826, alors qu’il achève son Quatuor n°16, Beethoven projette encore de nombreuses œuvres : une Dixième Symphonie, dont il existe quelques esquisses ; une ouverture sur le nom de Bach ; un Faust inspiré de la pièce de Goethe ; un oratorio sur le thème de Saül et David, un autre sur le thème des Éléments ; un Requiem. Mais le 6 août 1826, son neveu Karl fait une tentative de suicide. L’affaire fait scandale, et Beethoven bouleversé part se reposer chez son frère Johann à Gneixendorf dans la région de Krems-sur-le-Danube, en compagnie de son neveu convalescent. C’est là qu’il écrit sa dernière œuvre, un allegro pour remplacer la Grande Fugue comme finale du Quatuor n°13.
La fin
De retour à Vienne en décembre 1826, Beethoven contracte une double pneumonie dont il ne peut se relever : les quatre derniers mois de sa vie sont marqués par des douleurs permanentes et une terrible détérioration physique.
La cause directe de la mort du musicien, selon les observations de son dernier médecin (le docteur Wawruch) semble être une décompensation de cirrhose hépatique. Différentes causes ont depuis été proposées : cirrhose alcoolique, syphilis, hépatite aiguë, sarcoïdose, maladie de Whipple, maladie de Crohn.
Une autre hypothèse, controversée, est que Beethoven pourrait aussi avoir été atteint de la maladie osseuse de Paget (selon une autopsie post-mortem faite à Vienne le 27 mars 1827 par Karl Rokitansky qui évoque une voûte crânienne uniformément dense et épaisse et des nerfs auditifs dégénérés). Le musicien souffrait de déformations compatibles avec la maladie osseuse de Paget ; sa tête semble avoir continué à grandir à l'âge adulte (à la fin de sa vie, il ne rentrait plus dans son chapeau ni dans ses chaussures) ; son front est devenu proéminent, sa mâchoire était grande et son menton saillant. Il est possible qu'une compression de certains nerfs crâniens, notamment le nerf auditif (huitième nerf crânien) ait affecté son ouïe ; c'est l'une des hypothèses rétrospectivement apportée pour expliquer son humeur et sa surdité (qui a débuté vers vingt-sept ans et était totale à quarante-quatre ans).
Mais l’explication la plus récente, appuyée sur des analyses de ses cheveux et de fragments osseux, est qu’il aurait souffert toute la fin de sa vie (indépendamment de sa surdité, le compositeur se plaignait régulièrement de douleurs abdominales et de troubles de la vision) d’un saturnisme chronique combiné avec une déficience génétique l’empêchant d’éliminer le plomb absorbé par son organisme. L’origine la plus probable de cette intoxication au plomb est la consommation de vin. Beethoven, grand amateur de vin du Rhin et de « vin de Hongrie » bon marché, avait l’habitude de boire dans une coupe en cristal de plomb ces vins « sucrés » à l’époque au sel de plomb.
Jusqu’à la fin le compositeur reste entouré de ses proches amis, notamment Karl Holz, Anton Schindler et Stephan von Breuning. Quelques semaines avant sa mort, il aurait reçu la visite de Franz Schubert, qu’il ne connaissait pas et qu’il regrette d’avoir découvert si tardivement. C’est à son ami le compositeur Ignaz Moscheles, promoteur de sa musique à Londres, qu’il envoie sa dernière lettre dans laquelle il promet encore aux Anglais de leur composer une nouvelle symphonie pour les remercier de leur soutien. Mais le 26 mars 1827, Ludwig van Beethoven meurt à l’âge de cinquante-six ans. Ses funérailles, le 29 mars 1827, réunissent un cortège impressionnant de plusieurs milliers d’anonymes.
Beethoven repose au cimetière central de Vienne.
« Il sait tout, mais nous ne pouvons pas tout comprendre encore, et il coulera beaucoup d’eau dans le Danube avant que tout ce que cet homme a créé soit généralement compris. » - Schubert, en 1827.