"CE SOURD ENTENDAIT L'INFINI"
1818-1827
Victor Hugo
Il semble qu'on voie un dieu aveugle créer des soleils
(Le texte est resté inédit jusqu’en 1914. On peut actuellement en prendre connaissance dans La Revue musicale, n° 378, p. 62)
« Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre, mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée. Les hommes lui parlaient sans qu’il les entendît ; il y avait une muraille entre eux et lui ; cette muraille était à claire-voie pour les mélodies de l’immensité. Il a été un grand musicien, le plus grand des musiciens, grâce à cette transparence de la surdité. L’infirmité de Beethoven ressemble à une trahison ; elle l’avait pris à l’endroit même où il semble qu’elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l’organe, sans atteindre la faculté. Beethoven est une magnifique preuve de l’âme. Si jamais l’inadhérence de l’âme et du corps a éclaté, c’est dans Beethoven. Corps paralysé, âme envolée.
Ah ! vous doutez de l’âme ? Eh bien ! écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d’un sourd. Est-ce le corps qui l’a faite ? Cet être qui ne perçoit pas la parole engendre le chant. Son âme, hors de lui, se fait musique. Que lui importe l’absence de l’organe ! Le verbe est là, toujours présent. Beethoven, tous les pores de l’âme ouverts, s’en pénètre. Il entend l’harmonie et fait la symphonie. Il traduit cette lyre par cet orchestre.
Les symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l’homme. Cette étrange musique est une dilatation de l’âme dans l’inexprimable. L’oiseau bleu y chante ; l’oiseau noir aussi. La gamme va de l’illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l’innocence à l’épouvante. La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du possible. Elle est tout. Profond miroir dans une nuée. Le songeur y reconnaîtrait son rêve, le marin son orage, Élie son tourbillon où il y a un char, Erwyn de Steinbach sa cathédrale, le loup sa forêt. Parfois elle a des entre-croisements impénétrables. Avez-vous vu dans la Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise comme un épervier dans un filet et se résigne sinistrement, ne pouvant s’en aller ? La symphonie de Beethoven a de ces halliers inextricables. Et, tout à coup, si le rossignol était là, il se mettrait à écouter, croyant que c’est quelqu’un comme lui qui chante. Le rossignol se tromperait, c’est mieux que lui. Il n’est que dans l’ombre, Beethoven est dans le mystère. La mélodie du rossignol n’est que nocturne, celle de Beethoven est magique. Il y a dans l’âme des jeunes filles une fleur qui chante ; c’est celle fleur-là qu’on entend dans Beethoven. De là une suavité incomparable. Plus qu’un chant, une incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce songe. Au milieu de son monstrueux et charmant poème, Beethoven donne un bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu’au jaléo ; les bras entrelacés serrent les seins contre les poitrines ; à l’écart, dans la clairière, le jeune homme rougissant salue une étoile où il voit une vierge ; des sourires de belles filles apparaissent, montrant des dents pleines de lumière ; des enfants et des moineaux jasent, les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches rentrantes ; il y a des chaumières sous des saules ; et c’est là le bonheur, la famille, la nature, la prairie, la floraison d’août, la jeunesse, la joie, l’amour, avec l’horreur secrète d’Irminsul debout là-bas, sous des arbres, dans les ténèbres. Puis vient le tutti, le finale, le dénouement ; le mirage se déforme, se déchire, s’ouvre, il s’y fait une profondeur et l’on croit être au jour du Rosch-Aschana, et l’on croit voir les innombrables têtes d’Israël soufflant, joues gonflées, dans les cuivres et l’on assiste, ébloui par cette gloire, à la fête furieuse des trompettes.
Les symphonies de Beethoven sont des resplendissements d’harmonie. Les répliques de la mélodie à l’harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue de l’âme avec la nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans cette église il y a le prêtre, dans cet orchestre il y a le cœur humain. Cette grandeur sert à faire aimer.
Insistons-y, et finissons par où nous avons commencé. Ces symphonies éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d’harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant, sortent d’une tête dont l’oreille est morte. Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils. »
ROMAIN ROLLAND, La vie de Beethoven. « Vie des hommes illustres », Librairie Hachette,
Cette Vie de Beethoven a été publiée pour la première fois, en janvier 1903, aux « Cahiers de la quinzaine ».
L'air est lourd autour de nous. La vieille Europe s'engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée, et entrave l'action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d'asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe. — Rouvrons les fenêtres. Faisons rentrer l'air libre. Respirons le souffle des héros.
La vie est dure. Elle est un combat de chaque jour pour ceux qui ne se résignent pas à la médiocrité de l'âme, et un triste combat le plus souvent, sans grandeur, sans bonheur, livré dans la solitude et le silence. Oppressés par la pauvreté, par les âpres soucis domestiques, par les tâches écrasantes et stupides, où les forces se perdent inutilement, sans espoir, sans un rayon de joie, la plupart sont séparés les uns des autres, et n'ont même pas la consolation de pouvoir donner la main à leurs frères dans le malheur, qui les ignorent, et qu'ils ignorent. Ils ne doivent compter que sur eux-mêmes; et il y a des moments où les plus forts fléchissent sous leur peine. Ils appellent un secours, un ami.
C'est pour leur venir en aide, que j'entreprends de grouper autour d'eux les Amis héroïques, les grandes âmes qui souffrirent pour le bien. Ces Vies des Hommes illustres ne s'adressent pas à l'orgueil des ambitieux; elles sont dédiées aux malheureux. Et qui ne l'est, au fond? A ceux qui souffrent, offrons le baume de la souffrance sacrée. Nous ne sommes pas seuls dans le combat. La nuit du monde est éclairée de lumières divines. Même aujourd'hui, près de nous, nous venons de voir briller deux les plus pures flammes, la flamme de la Justice et celle de la Liberté : le colonel Picquart, et le peuple des Boers. S'ils n'ont pas réussi à brûler les ténèbres épaisses, ils nous ont montré la route, dans un éclair. Marchons-y à leur suite, à la suite de tous ceux qui luttèrent comme eux, isolés, disséminés dans tous les pays et dans tous les siècles. Supprimons les barrières du temps. Ressuscitons le peuple des héros.
Je n'appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J'appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le coeur. Comme l'a dit un des plus grands d'entre eux, celui dont nous racontons ici même la vie : « Je ne reconnais pas d'autre signe de supériorité que la bonté. » Où le caractère n'est pas grand, il n'y a pas de grand homme, il n'y a même pas de grand artiste, ni de grand homme d'action; il n'y a que des idoles creuses pour la vile multitude : le temps les détruit ensemble. Peu nous importe le succès. Il s'agit d'être grand, et non de le paraître.
La vie de ceux dont nous essayons de faire ici l'histoire, presque toujours fut un long martyre. Soit qu'un tragique destin ait voulu forger leur âme sur l'enclume de la douleur physique et morale, de la misère et de la maladie; soit que leur vie ait été ravagée, et leur coeur déchiré par la vue des souffrances et des hontes sans nom dont leurs frères étaient torturés, ils ont mangé le pain quotidien de l'épreuve; et s'ils furent grands par l'énergie, c'est qu'ils le furent aussi par le malheur. Qu'ils ne se plaignent donc pas trop, ceux qui sont malheureux : les meilleurs de l'humanité sent avec eux. Nourrissons-nous de leur vaillance; et, si nous sommes trop faibles, reposons un instant notre tête sur leurs genoux. Ils nous consoleront. Il ruisselle de ces âmes sacrées un torrent de force sereine et de bonté puissante. Sans même qu'il soit besoin d'interroger leurs oeuvres, et d'écouter leur voix, nous lirons dans leurs yeux, dans l'histoire de leur vie, que jamais la vie n'est plus grande, plus féconde, — et plus heureuse, — que dans la peine.
En tête de cette légion héroïque, donnons la première place au fort et pur Beethoven. Lui-même souhaitait, au milieu de ses souffrances, que son exemple pût être un soutien pour les autres misérables, « et que le malheureux se consolât en trouvant un malheureux comme lui, qui, malgré tous les obstacles de la nature, avait fait tout ce qui était en son pouvoir, pour devenir un homme digne de ce nom ». Parvenu par des années de luttes et d'efforts surhumains à vaincre sa peine et à accomplir sa tâche, qui était, comme il disait, de souffler un peu de courage à la pauvre humanité, ce Prométhée vainqueur répondait à un ami qui invoquait Dieu : « 0 homme, aide-toi toi-même ! »
Inspirons-nous de sa fière parole. Ranimons à son exemple la foi de l'homme dans la vie et dans l'homme.
ROMAIN ROLLAND,
Janvier 1903.