L'Imaginaire incontrôlable









Le naufrage
« La musique me tue presque à présent, : je sens que j’en pourrais mourir. »
Robert Schumann. Lettres à Zuccalmaglio, 31 décembre 1840, et à Clara Wieck, 22 février 1840.
C’est d’ailleurs en total désarroi nerveux et moral qu’il arrive dans cette ville. Sa neurasthénie s’est s’aggravée et ses forces vitales lui échappent. Ses crises se multiplient, accompagnées d’hallucinations auditives : le son « la » le torture. Mais, dans ces années qui précèdent le naufrage final et le silence, la création musicale lui permet toujours d’exorciser ses visions d’épouvante. Il se consacre à son Faust, où se lisent les oscillations de son génie, au gré de son épuisement et de ses troubles psychologiques. Il termine son Concerto pour piano, compose la seconde Symphonie en ut majeur, Genoveva, opéra en quatre actes, qui ne remporte qu’un succès d’estime, et Manfred , opus 115, l’œuvre la plus chère à son cœur : « Je ne me suis jamais encore donné à une composition avec tant d’amour, jamais je n’ai dépensé autant de forces que pour Manfred », reconnaît-il. Il lutte pour que se prolonge le jour.
Après une année féconde où il a composé vingt œuvres nouvelles, ses troubles d’élocution se font plus prononcés, sa parole devient rare. Même s’il a toujours plus écouté qu’il n’a parlé, ce repliement intérieur déstabilise ceux qui l’entourent. Il se tait et cependant il compose : son art est sa seule fenêtre sur l’extérieur, la seule qui vienne oxygéner sa prison intérieure. Son état l’empêche maintenant de réussir ce qu’il entreprend. Il connaît l’échec avec l’orchestre et le chœur qu’il dirige à Düsseldorf. Muré en lui-même, il lui arrive de s’absorber dans l’œuvre en cours d’exécution au point d’en oublier ses musiciens : il ne peut plus s’imposer. Il s’acharne, mais ne parvient même pas à « bâtonner » le Concerto pour violon de Beethoven, qu’il connaît pourtant par cœur. Il est mis en demeure de démissionner. Il songe de nouveau à s’établir à Vienne, à Berlin, mais sa lutte est finie et il le sent. Il vit loin du monde et son génie créateur s’évanouit peu à peu. Les Gesänge der Frühe (Chants de l’aube), opus 133, constituent son adieu à la musique. Sous le titre de An Diotima, ils les dédicacent à la bien-aimée lointaine d’Hölderlin, qui sombrera, lui aussi, dans la folie et, claquemuré dans le silence durant trente-six ans, sera la proie d’une intraduisible poésie.
À ses peurs hypocondriaques se mêlent dorénavant les hantises de possession par les « esprits de la lande », le « mauvais esprit », l’« esprit malin », qu’il évoque fréquemment. Commence alors l’aventure des tables tournantes, des pratiques occultes, étape de plus sur le chemin de la folie : « Vous ne savez encore rien des tables tournantes… Les tables savent tout. » Et Brigitte François-Sappey de souligner un curieux hasard : « En 1853, comme Schumann, Victor Hugo s’initie au spiritisme et manie les tables tournantes dans l’espoir d’entrer en communication avec Léopoldine, sa fille défunte . »Robert voit maintenant s’ouvrir l’abîme : la mort se rapproche. Il finit sa vie d’« homme libre » à Düsseldorf sur le Rhin : « La musique se tait, à présent, tout au moins extérieurement, écrit-il le 6 février 1854. Je dois maintenant conclure. Il commence à faire sombre . »
Vingt jours après, redoutant d’être dangereux pour son entourage, il réclame en vain son internement. Le lendemain, il se jette dans « le fleuve sacré », qu’il a chanté dans le flot de sa musique et dont il a tant ressenti l’attirance mortelle. Cette fois, sa terreur s’est réalisée : ses bons génies l’ont abandonné, il a sombré dans la folie, qu’il a toujours considérée comme le plus atroce et sans doute le plus injuste des châtiments. Avant de plonger dans le Rhin, il aurait laissé ce mot : « Chère Clara, je jetterai mon alliance dans le Rhin. Fais de même avec la tienne ; ainsi nos deux anneaux seront réunis. » Des bateliers le sauvent et le ramènent chez lui. Il n’est plus qu’un mort vivant, en cette année de naissance de Félix, son huitième enfant.
Il entre à l’asile d’Endenich, près de Bonn, la cité où Beethoven, le « Titan de la musique », était né en 1770. Il y passe dans l’ennui les derniers vingt-neuf mois de sa vie. La maladie l’a définitivement terrassé : « Jamais il ne réclame une présence. Il est seul sur la terre, seul comme un enfant qui viendrait de naître sans parents. Il n’a plus d’âge, d’amour, ni d’art. » Bribe par bribe, ses souvenirs s’effacent. S’il se remémore des détails insignifiants de son existence, il ne parvient pas à retrouver les prénoms de ses enfants. Il connaît des épisodes d’agitation, qui exigent qu’on l’attache à son lit. Le voilà prisonnier de la nuit, qu’il a tant affectionnée. Les hallucinations de l’ouïe, qui ont très tôt commencé à se manifester, lui sont insupportables. Au début, ce n’était qu’une note qui l’obsédait mais, dans les dernières nuits avant son internement, cela devient une sorte de concert surnaturel : « Il croyait fermement que des anges planaient autour de lui et lui faisaient de célestes révélations, sous forme de merveilleuse musique […]. Les voix des anges se métamorphosèrent en voix de démons, accompagnées de la plus affreuse musique ; elles lui disaient qu’il était coupable et qu’elles le jetteraient en enfer ; en un mot, son état empira jusqu’à un réel paroxysme nerveux ; il criait de douleur, car, me dit-il, elles se jetaient sur lui sous la forme de tigres et de hyènes, pour se saisir de lui… Il disait toujours qu’il était un criminel, qu’il ne devait cesser un instant de lire la Bible, etc. Ses souffrances étaient presque toujours celles d’une surexcitation religieuse… Pendant les nuits, il y avait souvent des moments où il me suppliait de le quitter, parce qu’il aurait pu me faire du mal ! »Bientôt, il ne reconnaît plus Brahms, son plus fidèle ami et son continuateur, qui lui rend visite. Son ultime « jeu » est un voyage imaginaire : il cherche des noms de villes dans un atlas. L’homme de quarante-six ans retrouve l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être ! Dans le Bal d’enfants et les Scènes de bal à quatre mains, apparaissait déjà son inclination à composer sous le signe de l’enfance. Les cycles enfantins se sont multipliés. L’une de ses toutes dernières créations, les Märchenerzählungen, opus 132, pour clarinette, alto et piano, raconte des histoires d’hommes inquiétants et d’étranges rivages .Ayant cessé de se nourrir, il s’éteint le 29 juillet 1856, dans l’après-midi, à la suite de convulsions, emportant avec lui nombre de mystères de sa vie intérieure. Il est enterré dans le Vieux Cimetière de Bonn.
Clara lui survit quarante ans.
Comment ne pas penser ici à Nerval, qui avait en commun avec Robert la compréhension intime de la poésie de Heine et a connu aussi les affres de l’agonie mentale. Quelques mois après le drame rhénan de Schumann, le poète écrivait à sa tante avant de se pendre : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. »
Architecte des sons, Robert Schumann a mis en musique le mélange intime du bonheur et de la douleur : « Le bonheur, affirmait-il, n’est qu’apparences, formes brillantes qui s’évanouissent presque en même temps qu’elles apparaissent. Au fond de tout est la douleur : si vous me demandiez le nom de ma douleur, je ne pourrais pas vous le dire. Je crois que c’est la douleur elle-même. » Cette douleur est celle dont parlait Philarète Chasles à propos d’Hölderlin : « Tous, tant que nous sommes, nous avons souffert de la maladie d’Hölderlin. La maladie des grandes espérances, des immenses désirs, des utopies trompées, des idéalités décevantes, des réalités qui s’élèvent, terribles, contre nos romanesques chimères . » Schumann a cherché, en explorant d’autres mondes, à s’en évader : sa précarité existentielle est devenue œuvre.
Au fil du temps et des progrès médicaux, sa maladie a donné lieu à divers diagnostics : syphilis, démence précoce, psychose maniaco-dépressive, schizophrénie, névrose phobique. L’alcoolisme, la tuberculose, la malaria et la tendance à la mélancolie ont été assurément des facteurs aggravants, compliqués de nombreux éléments liés à son histoire familiale et personnelle. Impossible d’enfermer sa vie dans un quelconque schéma ! On ne peut en donner « aucun autre échantillon qu’un système de fragments, parce qu’il est quelque chose de ce genre ». « Fragment et misère itinérante », aurait ajouté Nietzsche.
Gardou, C. (2006). Robert Schumann : de l'ombre de la folie à l'éclat de la musique. Reliance, no 19(1), 98-106.
Quelques semaines seulement après le départ de Brahms de Düsseldorf (2 novembre 1853), Schumann fut invité à démissionner de son poste de directeur musical. Heureusement, les Schumann furent récompensés par un voyage de concerts aux Pays-Bas, très réussi, et passèrent ensuite un joyeux Noël en famille. Mais au début de l'année 1854, les hallucinations auditives et les états d'anxiété de Schumann devinrent de plus en plus fréquents et finirent par le conduire à une tentative de suicide : le 27 février 1854, au début de l'après-midi, Robert Schumann quitta son appartement de la rue Bilkerstraße 15, vêtu seulement d'une robe de chambre et de pantoufles, et se dirigea vers le pont du Rhin, un pont flottant bas, d'où il se laissa tomber dans l'eau, glacée à cette époque de l'année. Il fut rapidement tiré dans un bateau par le « maître du fleuve » Jüngermann, qui avait été alerté par les collecteurs d'impôts du pont, à qui Schumann avait laissé un mouchoir de soie en guise de gage, en guise de péage. Pour cela, Jüngermann reçut une médaille de sauveteur datée, aujourd'hui conservée à la Maison Robert Schumann à Zwickau. Ironie du sort, le 27 février 1854 étant un lundi de carnaval, le jour principal du carnaval de rue rhénan, le retour de Schumann chez lui, selon le récit du violoniste Ruppert Becker, fut apparemment accompagné par une foule joyeuse qui, bien entendu, n'était pas du tout au courant de ces événements tragiques.Le 4 mars 1854, Robert Schumann, qui, avant même d’entrer en fonction, avait été troublé par l’existence d’un asile d’aliénés à Düsseldorf, dont il avait eu connaissance dans un livre (cf. lettre de Schumann du 3 décembre 1849 dans le « Trésor »), fut admis dans un hôpital psychiatrique à sa demande et sur les conseils de ses médecins. Le choix se porta sur un établissement progressiste fondé en 1844 par le docteur Richarz, médecin de Bonn, dans une ancienne maison de campagne à Endenich, près de Bonn. Après son admission à Endenich, Robert Schumann continua à percevoir pendant six mois encore ses émoluments de directeur de la musique à Düsseldorf, qui furent cependant presque entièrement utilisés pour son hébergement à l’institution d’Endenich. À partir de l’automne 1854, il appartint à Clara Schumann de réunir seule les moyens financiers nécessaires à l’entretien de toute la famille.
(Source : Portail Schumann. Ingrid Bodsch, traduit par Thomas Henninger)