Eusebius et Florestan









Eusebius et Florestan
Eusebius et Florestan sont deux figures emblématiques imaginées par le compositeur et critique musical Robert Schumann. Ces personnages, souvent présentés comme des alter ego symboliques, incarnent deux aspects contrastés de la personnalité du compositeur et jouent un rôle central dans son esthétique musicale et littéraire. Voici une présentation de ces personnages du point de vue musicologique :
Eusebius : le rêveur introspectif.
Eusebius est l'incarnation du côté contemplatif, poétique et mélancolique de Schumann. Il représente l'introspection, la rêverie et la douceur. Dans ses écrits et compositions, Eusebius est souvent associé à des atmosphères éthérées et introspectives, traduisant une sensibilité profondément romantique.
Caractéristiques musicales :
Les passages associés à Eusebius sont souvent marqués par des tempi lents, des textures délicates et des harmonies suspendues. Les lignes mélodiques y sont fluides, exprimant une certaine intériorité. Par exemple, dans les "Carnaval, Op. 9", la pièce intitulée Eusebius se distingue par son caractère rêveur et ses phrases longues et légères.Symbolisme : Eusebius incarne l'élément lunaire, introspectif et idéaliste de Schumann. Il est lié à une quête de beauté pure et intemporelle.
Florestan : le passionné fougueux.
Florestan, en revanche, est l'incarnation du côté impétueux, impulsif et dramatique de Schumann. Il représente l'énergie, la passion et la rébellion, souvent associées à des contrastes extrêmes et à un dynamisme débordant.
Caractéristiques musicales :
Les morceaux évoquant Florestan sont souvent vifs, rythmiquement marqués, avec des contrastes dynamiques saisissants. Ils traduisent une certaine exubérance et une tension dramatique. Dans les "Carnaval", la pièce Florestan illustre cette fougue par ses accents abrupts et ses rythmes agités.
Symbolisme :
Florestan incarne l'élément solaire, exubérant et héroïque de Schumann. Il exprime les luttes et les aspirations passionnées de l'artiste romantique.
Leur dialogue et leur complémentarité.
Eusebius et Florestan ne sont pas seulement des figures opposées ; ils se répondent et dialoguent constamment, représentant les deux pôles de la vie intérieure de Schumann. Cette dualité reflète non seulement la nature complexe de l'homme romantique, mais aussi une tension entre raison et émotion, entre calme et tourment.
Dans l'œuvre de Schumann :
Ce dialogue apparaît de façon évidente dans le "Carnaval", où les deux personnages prennent la parole tour à tour, mais aussi dans ses écrits critiques pour la revue Neue Zeitschrift für Musik, où Schumann signait parfois ses textes sous ces pseudonymes.
Une métaphore de la création romantique :
Eusebius et Florestan symbolisent la coexistence de l'idéal et de la réalité dans l'art. Ils incarnent le combat entre la douceur de l'imagination et la force de l'expression.En résumé, Eusebius et Florestan, ces deux facettes de Robert Schumann, transcendent la simple dichotomie pour incarner une vision complexe et profondément humaine de l'artiste romantique. Ils sont les miroirs d'une quête artistique et spirituelle où l'émotion et l'intellect se rejoignent dans une tension féconde.
Eusebius et Florestan en dialogue
Sources :
Recension de Schumann pour l’ Allgemeine musikalische Zeitung, 7.12.1831
Robert Schumann. Sur les musiciens. (2 tomes) Traduction de Henry de Curzon Paris, Librairie Fischbacher, 1894-1898.
"Eusebius entra l’autre jour tout doucement dans la chambre. Tu connais le sourire ironique de son pâle visage, avec lequel il cherche à vous intriguer. J’étais au piano avec Florestan. Florestan, tu le sais, est un de ces rares musiciens qui semblent pressentir à l’avance tout ce qui naît de neuf, d’extraordinaire dans le domaine de la musique. Aujourd’hui, pourtant, il fut surpris comme à l’improviste. Eusebius, avec ces mots : « Chapeau bas, messieurs, un génie ! », plaça devant nous un morceau de musique sans nous permettre de voir le titre. Je feuilletai pensivement le cahier : cette sorte de saveur voilée que l’on goûte de la musique sans les sons a quelque chose de magique. Et puis, à ce qu’il me semble, chaque compositeur offre aux yeux du lecteur une physionomie de notes qui lui est propre : Beethoven a une autre apparence que Mozart sur le papier, un peu comme la prose de Jean-Paul a un aspect différent de celle de Goethe. Mais ici, je me figurais voir s’ouvrir étrangement devant moi des yeux absolument inconnus, des yeux de fleur, des yeux de basilic, des yeux de paon, des yeux de jeune fille.A plusieurs endroits cela devenais plus clair : je croyais apercevoir le La Ci darem la mano de Mozart au travers de cent accords enlacés ; Leporello semblait réellement me cligner des yeux, et Don Juan volait devant moi en manteau blanc. « Eh bien joue-le ! » opina Florestan. Eusebius consentit, et, serrés dans un coin de la fenêtre, nous nous mîmes à écouter. Eusebius joua comme d’inspiration et fit défiler devant nous d’innombrables personnages revêtus de la vie la plus colorée ; il semble que l’enthousiasme du moment élève les doigts au-dessus de la mesure ordinaire de leurs facultés. Toute l’approbation de Florestan ne consista pas, à vrai dire, sauf un sourire de bonheur, en autre chose que ces seules parles que « les variations pourraient bien être d’un Beethoven ou d’un Franz Schubert, si du moins ceux-ci avaient été des virtuoses sur le piano ». Mais lorsqu’il alla tourner la page du titre, il ne lut que ceci : La Ci darem la mano, varié pour le piano forte avec accompagnement d’orchestre par Frédéric Chopin. Œuvre 2. Sur quoi nous écriâmes tous deux, stupéfaits : « Une œuvre 2 ! » Et nos visages s’enflammèrent d’un étonnement extraordinaire, et, dans nos discours confus, hors de quelques cris d’exclamation, on ne put distinguer que ces mots : « Oui, voilà qu’il nous est revenu encore une fois quelque chose de parfait... Chopin ?... Je n’ai pas entendu prononcer ce nom... Qui ce peut-il bien être ?... En tout cas... un génie ! N’entendez-vous pas rire dans ce coin là-bas Zerline avec Leporello ?... » Enfin ce fut une scène que je suis dans l’impossibilité de décrire. Tout émus par le vin, Chopin et nos bavardages à tort et à travers, nous partîmes à la recherche de maître Raro. Celui-ci rit beaucoup, sans montrer grande curiosité pour cette œuvre 2 : « Je vous connais de reste, dit-il, avec votre enthousiasme à la nouvelle mode... Eh bien, apportez-moi donc une fois le Chopin ! » Nous le promirent pour le lendemain. Eusebius bientôt nous souhaita paisiblement le bonsoir, et je restai un moment chez maître Raro, tandis que Florestan, qui, depuis quelque temps, n’a pas de logement, courait à travers les rues au clair de lune jusqu’à chez moi. A minuit je le trouvai dans ma chambre, couché sur le sofa et les yeux clos. « Ces variations de Chopin, commença-t-il, comme perdu en un rêve, me trottent encore par la tête... Certes, l’ensemble est dramatique et porte bien la marque de Chopin ; l’introduction, si achevée en elle-même, si à part qu’elle soit – peux-tu te rappeler les sauts de tierces de Leporello ? – me paraît du moins cadrer avec l’ensemble ; mais le thème (pourquoi seulement l’a-t-il écrit en si bémol ?), mais les variations, le finale et l’adagio, voilà certes quelque chose !... Ici le génie apparaît à chaque mesure. Naturellement, Don Juan, Zerline, Leporello et Masetto sont les interlocuteurs... ; la réponse de Zerline, dans le thème, est caractérisée suffisamment amoureuse. La première variation pourrait en somme être qualifiée de « distinguée et coquette »... Le grand d’Espagne y badine fort agréablement avec la paysanne. Quant à la seconde, qui est déjà bien plus confiante, comique, querelleuse, s’est exactement comme lorsque deux amoureux s’attrapent et rient plus fort que de coutume. Mais comme tout change dans le troisième ! Un vrai clair de lune, un enchantement de fées ; Masetto, à vrai dire, est là dans le lointain et peste assez intelligemment, mais Don Juan s’en laisse peu troubler. Et la quatrième, à présent, qu’en dis-tu ? Eusebius l’a jouée avec une pureté... Ne bondit-elle pas, hardie, audacieuse, n’est-elle pas saisissante, quoique l’adagio (il me semble naturel que Chopin fasse revenir ici la première partie), joué en si bémol mineur, ce qui ne peut pas mieux concorder avec la situation, parce que cela fait souvenir Don Juan, comme moralement, de son entreprise... et puis c’est à coup sûr un effet malin et joli que ce Leporello qui guette, rit et raille derrière le bosquet, et ces hautbois et clarinettes qui semblent piper et sourdre magiquement de partout, et le ton de si bémol majeur, enfin, qui s’épanouit et indique si bien le premier baiser de l’amour. Mais tout cela n’est rien à côté de la dernière variation... c’est le finale de Mozart tout entier... des bouchons de champagne qui sautent avec bruit, des bouteilles qui tintent, la voix de Leporello au travers, puis les spectres saisissant, poursuivant Don Juan qui s’échappe... et enfin la conclusion, magnifique apaisement et achèvement véritable de l’œuvre. » Florestan conclut qu’il n’avait éprouvé une impression semblable à celle que ce finale avait éveillée en lui qu’en Suisse, lorsque après une belle journée le soleil couchant grimpe de plus en plus haut jusqu’aux plus extrêmes sommets des montagnes, et qu’enfin le dernier rayon s’évanouit : il arrive alors un instant où l’on croit voir les blancs géants des Alpes fermer les yeux. On n’a qu’une impression : c’est qu’on a eu une apparition céleste. « Eveille donc à ton tour ton âme, ajouta-t-il, à de nouveaux rêves, et dors ! - Florestan de mon cœur, répondis-je, ces sentiments personnels sont peut-être dignes d’éloges, encore qu’un peu subjectifs ; mais si peu d’intention que Chopin ait besoin de surprendre à son génie, moi je courbe la tête devant un semblable génie, un semblable effort, une semblable supériorité. » Sur quoi nous nous endormîmes tous les deux..."