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schubertiades

Conférence donnée à la Folle Journée de Nantes, 1 février 2008

Jean-Marc Geidel

 

"C’est en 1821 qu’apparaît pour la première fois, dans une lettre de Schober à Spaun, le nom de « schubertiade ». Par la suite, il sera souvent fait mention de ces schubertiades, soirées qui ont lieu en général dans les salons de personnalités intellectuelles ou artistiques souvent en butte avec l’autorité de Metternich. On relève dans l’entourage des amis de Schubert des gens qui ont été arrêtés et exilés d’Autriche comme Senn, le poisson qui se fait prendre par la police autrichienne et donnera naissance à la « fameuse » truite de Schubert. Des professeurs révoqués comme Weintrid ou Watteroth, des femmes écrivains telles que Karoline Pichler, des familles libérales telles la famille Bruchman, des aristocrates éclairés tels le baron Schonstein. Il faut rappeler que, suite aux ordonnances de Carlsbad, le régime autrichien restreint de plus en plus les libertés, non seulement sur le plan politique mais également sur celui de la création artistique.

 

 C’est dans cette atmosphère un peu étouffante des années Metternich, dans un contexte d’arrestations ou d’évictions de leurs postes d’intellectuels libéraux, et de montée de la censure que se tiennent de plus en plus souvent, à Vienne, des réunions de jeunes gens unis avant tout autour d’un même idéal : celui de la liberté de la pensée.

 Plus que par une envie de se mettre en avant ou de singulariser, c’est par sa capacité à agréger autour de lui les individus du groupe que Schubert se particularise. Plus que des paroles ou des actes forts, il dégage avant tout une présence. Il donne son nom aux fameuses « schubertiades », soirées entre amis où l’on cause, boit, joue de la musique, récite des poèmes, soirées tout à la fois musicales, littéraires, amicales, où le bon grain se mêle à l’ivraie, le sérieux à la plaisanterie, la facilité au bon goût, où naissent des chefs d’œuvre sans crier gare parce que rien ne les distingue encore sur la liste.

 

Les amis de Schubert sont ses égaux et rien ne permet de dire que la postérité le retiendra lui, parmi tous les autres. On y trouve des musiciens comme lui, Vogl, Schonstein, Hüttenbrenner, Jenger, des peintres comme Schwind ou Kupelwieser, des poètes et écrivains comme Schober ou Bauernfeld.

 

Voici l’extrait d’une lettre de Schubert à son ami Schober, lettre écrite dans une période un peu depressive : « Qui me rendra seulement une heure de ces temps heureux ? Ce temps où nous étions ensemble si intimes et où chacun apportait aux autres avec une timidité naturelle l’enfant de son art, attendant, non sans quelque appréhension, leurs jugements affectueux et sincères, ce temps où, nous exaltant les uns les autres, une même aspiration vers le beau nous animait tous… » (Lettre de Schubert à Schober, le 21 septembre 1824)"

 

La musique comme mode de communication privilégié

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Place centrale, dimensions affective et spirituelle de la musique chez Schubert

 

 

Comme le disait l'ami de Schubert, Josef von Spaun, rencontré au sein de l’orchestre du Stadtkonvikt(leur collège de jeunesse), dans lequel ils étaient tous deux violonistes: « à travers Schubert, nous devenons tous amis ! ». Amis et même : « frères. Dans la communauté naissait son art, et toujours il aspirait à la communauté. Il s’asseyait avec un autre au piano, jouait des œuvres pour orchestre dans des versions à quatre mains, et cela l’incitait à composer lui-même à quatre mains ». Dans le même ordre d'idées voici ce que disait de Schubert le musicologue Tom Eastwood : « Schubert, plus que tout autre, a quasiment le pouvoir miraculeux de nous parler directement de telle façon que nous ressentons pour lui ce que nous ressentirions pour un ami proche et intime ».

C'est assez dire à quel point chez Schubert la musique et l'amitié se nourrissaient mutuellement, la musique étant son mode de communication privilégié, car Schubert selon le témoignage de nombre de ses amis était à la fois sociable, chaleureux et souriant, bon vivant, mais aussi introverti et timide, parfois bourru, avec des épisodes dépressifs (dès les années 1823-1824, d'abord par déception amoureuse peut-être, et par le manque de reconnaissance de sa musique, mais surtout parce qu'il se sait malade et se sent déjà probablement condamné à brève échéance : il est hanté par la pensée de la mort, la volonté de laisser sa marque) ; d'ailleurs il parlait peu et écrivait peu : sauf quelques belles lettres à ses amis, et un texte unique, onirique et quasi "somnambulique", « d’une grande portée littéraire et poétique, [...] et nous livrant des clés sur le mystère de la création schubertienne [... ainsi que sur] le symbolisme d’un auteur peu enclin à parler du sens de son œuvre », texte intitulé justement « Mon rêve ». Il assumait la solitude de la création, mais n'aimait rien tant que la joie de partager sa musique, de la jouer pour ses amis, ou d'accompagner leur chant. Ses mots et tous ses sentiments, sa tendresse mélancolique surtout, il les confiait donc entièrement à la musique, parce que, toujours selon ses amis, « il n’arrivait que difficilement à s’ouvrir au langage normal, [...] à ce bavardage si léger et si nécessaire pourtant » de la conversation de tous les jours.

L’ami d’enfance de Schubert, Franz Eckel, écrit justement de lui : « La vie de Schubert fut avant tout celle d’une pensée intime, spirituelle, rarement exprimée par des mots mais presque entièrement par la musique ». D'ailleurs, toujours selon von Spaun : « Qui l’a surpris une fois en train de composer, tout bouillonnant et le regard enflammé, ayant tout à fait l’apparence d’un "somnambule", ne pourra jamais l’oublier ». « Cette inquiétude – il envisageait encore d’étudier le contrepoint avec Simon Sechter quelques semaines avant sa mort –, ce sentiment de vie en sursis peuvent également expliquer sa fièvre d’écrire, comme s’il voulait au plus vite jeter sur le papier le témoignage de son génie. [...] Autant d’indices pour une création qui penche constamment entre deux mondes, placée sous le double signe de la joie de vivre et de l’angoisse du néant, chaleureuse et inquiète, sensuelle et confiante à la fois, avec de longs moments de grâce immatérielle, le tout dans une sensation d’apesanteur qui impose une vision éthérée de l’au-delà ».

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