top of page

Franz SCHUBERT

1797 - 1828

Lorsqu'on t'entend, l'auditeur fût-il une femme, fût-il un homme, fût-il un jouvenceau, nous en éprouvons un trouble profond: nous sommes possédés !

 

Alcibiade au sujet de Socrate

 (Platon, Le Banquet)

Portrait de Socrate par Alcibiade  / Rabelais : Prologue du Gargantua (traduction Marie Madeleine FRAGONARD, Presses pocket 1992)

 

Alcibiade, dans un dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste le prince des philosophes, déclare entre autres choses qu’il est semblable aux Silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes , comme celles que nous voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles étaient peintes des figures drôles et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à rire (comme le fut Silène, maître du bon Bacchus). Mais à l’intérieur on conservait les drogues fines, comme le baume, l’ambre gris, l’amome, la civette, les pierreries et autres choses de prix.

 

Alcibiade disait que Socrate leur était semblable, parce qu’à le voir du dehors et à l’évaluer par l’aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon, tant il était laid de corps et d’un maintien ridicule, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, le comportement simple, les vêtements d’un paysan, de condition modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute fonction dans l’Etat ; et, toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant, toujours cachant son divin savoir.

 

Mais, en ouvrant cette boîte, vous y auriez trouvé une céleste et inappréciable drogue : une intelligence plus qu’humaine, une force merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans égale, une égalité d’âme sans faille, une assurance parfaite, un détachement incroyable à l’égard de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.

 

Le Banquet aurait été écrit par Platon (429-347) vers 385 av.J.C. L'histoire racontée (le banquet célébrant la victoire du poète tragique Agathon) se déroule en 416. A cette date, Socrate (469-399) a 53 ans, et Alcibiade (450-404) en a 34…

 

215a-d : Portrait de Socrate par Alcibiade (1) : Socrate, supérieur à Marsyas

Or, messeigneurs, cet éloge de Socrate, voici comment je m'y prendrais pour le faire: en recourant à des images. Aussi bien mon homme va-t-il croire probablement que c'est dans une intention de caricature; mais ce sera la vérité, non la bouffonnerie que se proposeront mes images. C'est ainsi que, je le déclare, il ressemble on ne peut plus à ces Silènes que les sculpteurs exposent dans leurs ateliers, dans la bouche desquels ces artistes mettent un pipeau ou une flûte, et qui, si on les ouvre par le milieu, montrent dans leur intérieur des figurines de Dieux. Mais il ressemble encore, je le déclare, au satyre Marsyas.Oui, au moins par ton aspect, tu leur ressembles, Socrate : toi-même, tu ne le contesterais pas, je pense! Que d'ailleurs, pour le reste aussi, tu sois pareil à eux, écoute ce qui suit. Tu as leur insolence... Non? Si tu n'en conviens pas, sache-le, je produirai mes témoins ! Mais, diras-tu, je ne joue pas de la flûte! En vérité tu es un flûtiste, infiniment plus extraordinaire que celui dont j'ai parlé  Lui, c'était au moyen d'in­struments qu'il charmait les hommes, grâce au talent qui procédait de sa bouche; et, aujourd'hui encore qui­conque joue ses airs de flûte; car ceux que, sur la flûte, jouait Olympe, je dis qu'ils sont de Marsyas, qui les lui a enseignés. Les airs de ce dernier, donc, qu'ils soient joués par un grand flûtiste ou bien par une pauvre joueuse de flûte, sont seuls à mettre en état de possession, et, parce qu'ils sont divins, à manifester ceux qui ont besoin des Dieux, comme de leurs initiations. Or, entre celui-ci et toi, toute la différence, c'est seulement que, sans instruments, avec des paroles sans musique, tu produis ce même effet ! Toujours est-il que nous, quand nous entendons parler quelqu'un d'autre, fût-ce un excellent orateur, ces autres discours laissent totale­ment indifférent, si je puis dire, tout le monde; tandis que, lorsqu'on t'entend, ou qu'on entend tes propos rapportés par un autre, celui qui les rapporte fût-il un fort pauvre sire, l'auditeur fût-il une femme, fût-il un homme, fût-il un jouvenceau, nous en éprouvons un trouble profond: nous sommes possédés !

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Chapitre « Paris, la ville de l’éternelle jeunesse » (Au sujet de Rilke, mais cela ne s'applique-t-il pas à Schubert ?)

 

« D’aussi purs poètes,  tout entiers dévoués au lyrisme, seront-ils encore possibles, dans notre époque de turbulence et de désordre universel ? N’est-ce pas une lignée disparue que je regrette en eux avec amour, une lignée sans postérité immédiate dans nos jours traversés par tous les ouragans du destin ? Ces poètes  ne convoitaient rien de la vie extérieure, ni l’assentiment des masses, ni les distinctions honorifiques, ni la dignité, ni le profit ; ils n’aspiraient à rien d’autre qu’à enchaîner, dans un effort silencieux et pourtant passionné, des strophes parfaites dont chaque vers était pénétré de musique, brillant de couleurs, éclatant d’images. Ils formaient une guilde, un ordre presque monastique au milieu de notre époque bruyante, eux qui s’étaient délibérément détournés du quotidien, eux pour qui rien ne comptait dans l’univers que le chant délicat - et qui, pourtant survivrait au fracas de l’époque - d’une rime qui s’accorde à une autre, en libérant cet ineffable émoi, plus insensible que la chute d’une feuille au vent, mais qui touche de sa vibration les âmes les plus lointaines. Qu’elle était exaltante pour nous, les jeunes, la présence de ces hommes fidèles à eux-mêmes ! (…) On avait presque honte, quand on levait les yeux sur eux, tant leur vie était silencieuse, sans éclat et comme invisible, l’un menant une existence paysanne à la campagne, l’autre, installé dans un petit métier, le troisième parcourant le monde en passionate pilgrim, tous connus d’un petit nombre seulement, mais d’autant plus ardemment aimés. (…) Et tandis qu’ils évitaient ainsi dans un sévère renoncement tout ce qui est éphémère, en créant des œuvres d’art, ils transformaient leur propre vie en œuvre d’art. »

 

bottom of page