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le piano à quatre mains

Les quatre-mains de Schubert

Par Geoffroy Pignol / 1 décembre 2002

 

"Aucun autre musicien ne peut  se vanter d'avoir écrit 32 œuvres originales pour quatre mains, et cela, même si l'on sait que Schubert fut un compositeur extraordinairement prolixe. Le quatre-mains, tout comme le lied, répond exactement à sa soif d'amitié sincère et partagée : deux interprètes communiant dans le Haulische Musikpflege, le plaisir musical de l'intimité. Il règne dans le quatre-mains une ambiance particulièrement propice aux développements poétiques du « Wanderer ».

Deux remarquables ensembles, constitués chacun de trois œuvres composées durant la même période, forment le cœur de la production pour piano à quatre mains de Schubert. La première trilogie remonte à l'été 1824 où, pour la seconde fois, Schubert est invité par le comte Esterhazy à aller passer l'été dans sa résidence de Zseliz, en Hongrie. Alors âgé de 27 ans, Schubert sort d'une longue crise de doute sur ses chances d'être enfin reconnu comme compositeur à Vienne. L'hiver s'est terminé sur les dramatiques quatuors en la mineur (D. 804) et ré mineur (D. 810), celui de La Jeune Fille et la Mort. Pour lui, c'est donc l'occasion de reprendre des forces en s'exilant quelque temps de la vie viennoise. De plus, jouissant tout de même d'une certaine réputation à Vienne, il est traité au sein de la famille en véritable hôte de marque, ce qui n'avait pas été le cas lors de son premier séjour à Zseliz, six ans plus tôt. Il exerce la fonction de maître de musique et on attend de lui des œuvres pouvant s'inscrire dans le cadre intime du foyer... Or, quels genres se prêtent mieux à cette douce intimité que le quatre-mains ou le lied ?"

 

Le répertoire pour piano à quatre mains de Schubert

Le répertoire pour piano à quatre mains de Schubert reste peu connu de son temps, bien que plus facilement publiable de son vivant que ses œuvres d'autres répertoires : en effet, « le duo pianistique était, à son époque, un passe-temps populaire, et avait de meilleures chances d'être publié que les œuvres pour piano solo, surtout quand on en arrivait à des pages ambitieuses comme celles que Schubert voulait écrire ».

Mais ces partitions étaient destinées essentiellement par Schubert à être jouées dans le cadre convivial et intime d'un groupe d'amis, les Schubertiades. Ces œuvres furent d'ailleurs créées plus pour les exécutants que pour les auditeurs et elles font rarement partie des programmes de récitals, tout au moins jusqu'à nos jours où le nombre de disques publiés et de concerts où elle figure en bonne place montre un net regain de faveur (voir ci-dessous la section "Interprétations et enregistrements"). Elles avaient aussi une dimension pédagogique permettant à Schubert d'accompagner et de mettre en valeur ses élèves de piano, ou ses amis pianistes. « Ambitieuses », donc, ces œuvres se devaient tout de même de rester jouables même par des musiciens non "professionnels" ni virtuoses : en deçà du fait qu'elles sont conçues en général dès l'écriture comme un dialogue, elles sont alors plus faciles à exécuter si l'on peut répartir (et échanger) thème et accompagnement, mélodie et harmonie, sur quatre mains plutôt que deux. Ainsi, le pianiste et compositeur Jérôme Ducros a écrit une transcription pour piano à deux mains de cette œuvre — d'ailleurs beaucoup plus difficile et virtuose de son propre aveu que l'original à quatre mains —, d'abord pour le plaisir de pouvoir jouer cette œuvre aimée même lorsqu'il est seul, et « peut-être pour gagner en liberté ce que l'on perd en facilité ? [...] Peut-être [aussi] pour y voir, plutôt que les complications que sa nature [de transcription] entraîne, la simplification d'une œuvre qui est un monologue davantage qu'un duo ? ». Et dans sa préface à l'édition de cette partition, il remarque que

« si Schubert écrivait si volontiers des œuvres pour quatre mains, c'était comme on l'a vu pour n'être pas seul au moment de leur exécution [en conformité avec sa vision "amicale" de la musique déjà évoquée], mais aussi et plus prosaïquement par commodité, pour que la partition qu'il avait imaginée fût jouable. Il n'a d'ailleurs pas hésité à écrire des morceaux bien plus difficiles [à deux mains], quand c'était à des professionnels qu'ils étaient destinés ».

 

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Ce sont peut-être les raisons pour lesquelles aucun autre grand compositeur n'a écrit autant d'œuvres pour piano à quatre mains que lui : et il fut le seul à avoir composé « presque autant de pièces pianistiques [importantes] à quatre mains qu'à deux ». Plus précisément, selon le Catalogue Deutsch, il a écrit quelque 38 partitions pour piano à quatre mains et 149 pour piano à deux mains, soit un pourcentage de plus de 20%, qui reste exceptionnel, beaucoup plus élevé que chez Mozart ou Beethoven par exemple. Et l'on se souvient que la toute première œuvre achevée du jeune Schubert, à 13 ans, en 1810, était justement une Fantaisie en sol majeur pour piano à quatre mains D. 001... Alors on pourrait dire avec Brigitte Massin et Christian Lorandin que la Fantaisie D. 940, elle aussi pour piano à quatre mains (comme ses petites "sœurs" de la même année, l'Allegro D. 947, le Rondo D. 951, et la Fugue D. 952, toutes compositions à quatre mains) vient refermer de façon sublime la "parenthèse" d'une vie entièrement consacrée à l'écriture et à l'amitié, seulement dix-huit plus tard...

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