l'année 1828
1828, les grandes œuvres
Schubert est mort en 1828, à l’âge de trente et un an. Sa dernière année fut l’une des plus fécondes de sa carrière de compositeur
Les compositions de Franz Schubert de 1828 sont pour la plupart dans la gamme du catalogue Deutsch (D) D 936A–965B, et comprennent :
-
Œuvres instrumentales :
-
Symphonie n° 9, D 944 (achevée en 1828)
-
Symphonie n° 10, D 936A
-
Quintette à cordes, D 956
-
Fantaisie en fa mineur pour piano à quatre mains, D 940
-
Trois dernières sonates pour piano, D. 958–960
-
-
Musique vocale:
-
Messe n° 6, D 950
-
Schwanengesang, Le Chant du Cygne, D 957
-
" Le Berger sur le Rocher ", D 965
-
"Cette année 1828 fut aussi celle d’un premier concert exclusivement consacré à ses œuvres nouvelles. Il en rêvait depuis longtemps. Le lieu choisi fut la salle de la Société des amis de la musique. La date n’avait rien d’anodin puisque le 26 mars correspond à l’anniversaire de la mort de Beethoven. Au programme figuraient, en création, les lieder Die Sterne, Der Kreuzzug, Der Wanderer and der Mond ou encore Ständchen, mais aussi un nouveau Trio pour pianoforte, violon et violoncelle D 929 composé en novembre 1827, et le « Premier mouvement d’un nouveau quatuor à cordes exécuté par Böhm, Holz Weiss et Linke. D 887 ». Cette œuvre achevée en 1826 n’est autre que le Quatuor à cordes n°15 en sol majeur, le dernier écrit par Schubert – en dix jours seulement. Si la tonalité de sol majeur est clairement revendiquée, ces pages ne sonnent jamais comme tranquilles et lumineuses. Les changements de tonalités sont abrupts, les thèmes et motifs semblent sans trajectoires et sont coupés par un silence qui interrompt le discours de manière imprévisible. Ce même silence imprévisible que laisse Franz Peter Schubert derrière lui le 19 novembre 1828. À ses côtés on retrouvera un exercice de composition : une petite fugue."
(Max Dozolme, Schubert, l'année 1828, site de la Maison de la Radio et de la Musique, 27 février 2019)
1828, Caroline Esterházy et la Fantaisie pour piano à quatre mains en fa mineur
Caroline Esterházy de Galántha (hongrois : galánthai grófnő Esterházy Karolina), née le 6 septembre 1805 à Presbourg et morte le 14 mars 1851 dans la même ville, est une comtesse hongroise, amie et égérie du compositeur Franz Schubert, qui lui a dédié en 1828 sa Fantaisie en fa mineur.
Caroline Esterházy naît en Hongrie, à Pressburg, actuelle ville de Bratislava en Slovaquie. Elle est la fille de János Károly Esterházy de Galántha et de Róza Festetics de Tolna. Elle appartient à la famille noble hongroise des Esterházy.
Elle est pianiste amatrice comme sa sœur aînée Marie. Les deux jeunes filles suivent des leçons de musique données par Franz Schubert, engagé comme maître de musique par le comte János (ou Johann, en allemand) pendant les étés 1818 et 1824, dans le domaine familial des Esterházy à Zselíz.
Comme le dit le pianiste, compositeur et musicologue Jérôme Ducros, spécialiste entre autres de Schubert :
« Il s'avère qu'elles sont déjà très bonnes pianistes [...], et que Schubert servira davantage de répétiteur que de professeur. [...] Revenu à Vienne après quatre mois, [Schubert] continue d'y instruire régulièrement les deux comtesses. »
En fait, c’est la famille entière qui était musicienne. Non seulement avec divers instruments mais aussi pour le chant :
« Le comte [Johann] chantait en voix de basse, la comtesse [Rosa] et sa plus jeune fille Caroline chantaient la voix d’alto, enfin l’aînée, la comtesse Marie avait une tessiture enchanteresse de soprano léger ».
Optant résolument pour l'hypothèse d'un grand amour secret et impossible de Schubert, Jérôme Ducros indique :
« Au fil des années, Schubert se prend d'affection pour la cadette, Caroline, jusqu'à en tomber éperdument amoureux. En 1821, il compose deux danses allemandes, qu'il commence par lui dédier, puis raye violemment la dédicace. On ne sait pas au juste si Schubert a un jour déclaré sa flamme à la jeune fille, mais il est certain en tout cas que sa condition sociale ne va jamais lui permettre d'épouser une comtesse ».
On ne sait pas non plus si cet amour platonique était peut-être partagé par Karoline, ni même si Schubert le sût jamais. Dans le même sens, Misha Donat note en tout cas qu’en 1818, lors de son premier séjour à Zselíz, « la jeune comtesse Karoline avait treize ans mais quand il revint six ans plus tard, elle était devenue une (jolie) jeune femme et, aux dires de tous, il en tomba profondément amoureux » [en secret].
Pourtant, Caroline a finalement été dédicataire d'une des œuvres les plus abouties de Schubert, et aujourd'hui l'une des plus célèbres, considérée comme l'un de ses chefs d’œuvre : la Fantaisie en fa mineur, D. 940, opus posthume 103, pour piano à quatre mains — oui, à quatre mains, « le symbole a son importance », « [...] [comme] une déclaration d’amour désespérée [et] de la musique à jouer à deux pour conjurer la solitude... [trahissant ainsi son vœu original le plus cher] qui était d'avoir un jour Karoline à ses côtés, dans la proximité troublante de l'exécution à quatre mains ».
En effet, « plusieurs des partitions à quatre mains les plus marquantes [de Schubert] remontent aux deux séjours prolongés qu’il effectua en Hongrie, dans la résidence d’été du comte Esterházy. […] Il a pu composer les duos pianistiques de Zselíz pour que ses deux élèves puissent les jouer ensemble, à moins qu’il ne se soit réservé une des parties, s’octroyant par là même des moments d’intimité avec Karoline ».
Toujours est-il qu'après l'été de 1824, Schubert et elle sont restés amis jusqu'à la mort de celui-ci, en 1828.
Beaucoup plus tard, le 8 avril 1844, Karoline épouse le comte Karl Folliott de Crenneville-Poutet mais le mariage est de courte durée et le couple se sépare. Elle meurt à Pressburg le 14 mars 1851 des suites d'un trouble intestinal.
Relation avec Schubert
La nature des sentiments de Schubert pour la comtesse a fait l'objet de nombreuses spéculations.
Il existe en effet encore des controverses, chez les biographes et musicologues, sur la réalité comme sur l’importance de l'amour platonique impossible voué par Schubert à Caroline Esterházy, plus ou moins secret, et dont la frustration sublimée en ferait l'origine de certaines des œuvres les plus belles et les plus déchirantes de la fin de sa vie, ce qui place la jeune femme en position de « muse » et inspiratrice. Ainsi, comme l’écrit Bauernfeld, dramaturge et ami intime de Schubert :
« La comtesse Caroline peut être regardée comme sa muse visible et bénéfique, à la manière d’une Éléonore [d’Este] pour ce Tasse musical [qu’est Schubert] »
La Fantaisie en fa mineur, D. 940, opus posthume 103, est une œuvre pour piano à quatre mains composée par Franz Schubert en 1828, soit l'année même de sa mort. Elle est la seule œuvre qu'il ait explicitement dédiée à la jeune comtesse Caroline Esterházy, une de ses élèves qu'il aimait profondément et sans espoir, ainsi qu'en attestent des témoignages d'époque.
Tout ceci nimbe cette œuvre, « dense et troublante », d'une atmosphère « extatique » qui contribue « à accentuer le caractère tragique d’une musique où les silences parlent autant que les notes », selon le critique Jean-Luc Macia dans la Revue des deux mondes de septembre 2015.
Elle est d'ailleurs la plus célèbre, la plus tardive et la plus aboutie de ses compositions pour piano à quatre mains — un genre où Schubert excellait —, et destinée dès sa naissance à la publication par l'auteur lui-même (ce qui n'était pas le cas de toutes ses partitions manuscrites). Le musicologue Christopher Gibbs la décrit même comme « non seulement la plus réussie de ses œuvres [pour piano], mais aussi la plus originale, peut-être ». Elle est aussi la dernière des Fantaisies de Schubert, une de ses formes préférées par la liberté de structure qu'elle lui offrait, forme qu'il a contribué à enrichir et portée à son paroxysme d'expressivité. Elle a été « composée durant cette ultime année qui a vu naître tant de chefs d’œuvre — les Impromptus posthumes, la Messe n°6 en mi bémol Majeur, les trois dernières Sonates pour piano, le Quintette en ut Majeur à deux violoncelles... — elle a été écrite avec un soin particulier ».
Elle a en effet été précédée de plusieurs esquisses depuis janvier de la même année 1828, lesquelles montrent le cheminement de la pensée, la maturation de l’œuvre avec ses renoncements, ses repentirs et ses trouvailles... L'intérêt de consulter ces ébauches est avant tout « d'humaniser une œuvre devenue si sacrée, de ne jamais perdre de vue qu'elle a été écrite par un homme, avec ce que ça implique de doutes et de remises en question ; et de constater aussi que Schubert, aussi prolifique qu'il fût en si peu de temps, "pensait" ses œuvres avant de les écrire [et tout au long du processus intellectuel et créatif], lui qu'on a souvent pris pour un pur instinctif »
Le concert du 26 mars 1828
Le programme
Invitation
au concert personnel que Franz Schubert a l'honneur de donner le 26 mars à 19 heures dans les locaux de la Société autrichienne de musique [sic], unter den Tuchlauben no. 558.
[« Privat » doit être lu comme « personnel » et non « privé », car ce dernier signifierait que le concert n'était pas ouvert aux membres du grand public. 'Privat' a indiqué que le concert n'était pas organisé par une société officielle à Vienne. La date a été imprimée incorrectement comme le 28 mars. Le dépliant a été imprimé par Franz von Schober dans l' « Institut lithographique » qu'il avait acquis . L'entreprise échouera quelques mois plus tard.
La désignation correcte du lieu est Gesellschaft der Musikfreunde in Wien , '
Pièces à réaliser :
-
Le premier mouvement d'un nouveau quatuor à cordes, interprété par MM. Böhm, Holz, Weiß et Linke. [C'était probablement le Quatuor à cordes no. 15 en sol majeur, D 887, mais peut-être le Quatuor à cordes no. 14 en ré mineur, D 810 (les variations sur la Mort et la Vierge , écrites durant l'hiver 1825-1826.]
-
Chansons interprétées par Herr Vogl (chanteur de l'Opéra de la Cour Impériale, retraité) accompagné au piano [par Franz Schubert].
un. Der Kreuzzug de [Karl Gottfried Ritter von] Leitner [D 932, 1827].
b. Die Sterne du même [D 939, 1828].
c. Der Wanderer a[n] d[em] Mond v[on] [Johann Gabriel] Seidl [D 870, 1826. Cette pièce n'a pas été jouée. Sa place a été prise par Fischerweise par Franz Xaver Schlechta von Wschehrd, D 881b, 1826.]
d. Fragment d'Eschyle [Mayrhofer] [D 450, 1816]. -
Ständchen de Franz Grillparzer, soprano solo et chœur, interprété par Fräulein Josefine Fröhlich et les élèves du Conservatoire.
[Le choix de cette pièce était particulièrement pertinent, comme l'expliquera l'article du lien. La pièce a été écrite à l'occasion de l'anniversaire de Louise Gosmar (1803-1850), qui épousera quelques mois plus tard, le 6 mai 1828, Leopold von Sonnleithner (1797-1873), ami et contemporain de Schubert. Gesellschaft der Musikfreunde , qui avait été fondée par son oncle Joseph Sonnleithner (1766-1835). Léopold et Louise auraient aimé entendre cette pièce jouée en public. On peut supposer que Louise était dans la chorale.] -
Nouveau trio pour Pianoforte, Violon et Violoncelle, interprété par MM. Karl Maria von Bocklet, Böhm et Linke. [Trio en mi bémol majeur, 1827, D 929].
-
Auf dem Strome de [Ludwig] Rellstab, chant avec accompagnement de cor et piano interprété par MM. Tietze et [Josef Rudolf] Lewy le Jeune [D 943, mars 1828, composé spécialement pour le concert].
-
Die Allmacht de [Johann] Ladislaus Pyrker, chanson avec accompagnement de pianoforte interprétée par Herr Vogl. [D 852, 1825].
-
Schlachtgesang [Schlachtlied] de [Friedrich Gottlieb] Klopstock, double chœur pour voix masculines. [D 443, 1816]
Toutes les œuvres interprétées ont été composées par le donneur du concert. Les billets à 3 florins WW sont disponibles auprès de Messieurs Haslinger, Diabelli et Leidesdorf.
La structure du programme représente un équilibre entre les compositions instrumentales et vocales de Schubert. Cinq des sept items sont des œuvres vocales. Cela ne devrait pas nous surprendre, puisque ses amis et partisans le connaissaient principalement à travers ses chansons
Au moment du concert, Schubert logeait avec son ami Franz von Schober dans l'immeuble voisin, Zum blauen Igel , « La maison du hérisson bleu ». Schubert quitta l'appartement de Schober en août/septembre 1828 pour emménager avec son frère Ferdinand (adresse moderne : Kettenbrückengasse 6), où il mourut environ deux mois plus tard. Ce concert fut un moment important dans la carrière et la vie de Schubert. En termes numériques, ce fut un grand succès : la salle de concert de la Gesellschaft der Musikfreunde était pleine, il y eut beaucoup d'applaudissements et Schubert gagna même un peu d'argent – 800 florins nets.
Le concert qui eut lieu 26 mars, s'annonçait donc comme un grand tournant dans la carrière de Schubert. Malheureusement, les grands avantages du concert ont été annulés par deux grands malheurs : Paganini et la Faucheuse.
La superstar, Paganini, arrive à Vienne le 16 mars 1828 et donne son premier concert viennois le 29 mars à la Großer Redoutensaal. Comme nous l'avons dit, Schubert a gagné 800 florins nets de son concert. Le prix du billet était de trois florins En revanche, il en coûtait cinq florins pour entrer dans les stalles du concert de Paganini à la Großer Redoutensaal et dix florins dans la galerie. Deutsch nous raconte que les chauffeurs de taxi viennois se sont mis à appeler le billet de cinq florins un « Paganinerl ».
Il semble probable que Schubert se soit rendu au premier concert de Paganini le 29 mars, puis qu'il y soit retourné avec Bauernfeld le 9 mai.
Deutsch nous dit aussi que chacun des concerts de Paganini à la Großer Redoutensaal a rapporté en moyenne 6 250 florins, soit au total environ 50 000 florins. En incluant les concerts au Hoftheater, cela ferait 75 000 florins au total pour les six mois de Paganini à Vienne.
Comparez le revenu de Paganini pour ces six mois avec le montant que Schubert a gagné pendant toute sa vie. Deutsch a calculé avec quelques conjectures et a trouvé le chiffre de 22 277 florins.
(Extraits de "Figures of Speech, 2018", référence dans la page "Sources")
Quelques mots sur la Messe n°6, par Sylvain Fort (Diapasonmag, article en ligne du 21/12/2022)
"Œuvre terminale s’il en est, la Messe n° 6 est achevée par Schubert en juillet 1828, quelques mois avant sa mort. Elle est créée à titre posthume, en octobre 1829, sous la direction du frère de Schubert, Ferdinand, en l’église de la Sainte-Trinité de Vienne, avant de tomber dans l’oubli. Il faut attendre 1865 pour que Brahms l’exhume, la publie et en réalise une réduction pour piano. Frappe la puissance architectonique de cette partition, servie par des effectifs imposants. Les trois premiers mouvements sont tout d’ampleur et de drame, jusqu’à un Sanctus d’une ferveur et d’un éclat dont on ne trouve pas même d’exemple chez Beethoven. Mais c’est dans la section ultime, l’Agnus Dei, que résonnent les tourments déchirants de la mort résolus en un chant d’espérance."