Le Regard de l'Artiste
Ovide, les Métamorphoses
La métamorphose de Daphné en laurier (livre 1)
« La prière à peine finie, une lourde torpeur saisit ses membres, sa poitrine délicate s'entoure d'une écorce ténue, ses cheveux deviennent feuillage, ses bras des branches, des racines immobiles collent au sol son pied, naguère si agile, une cime d'arbre lui sert de tête ; ne subsiste que son seul éclat. » Cela ne suffit toutefois pas à calmer pas l'ardeur d'Apollon qui, en embrassant l'arbre, sent toujours le cœur de la nymphe battre. Il déclare alors : « Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse, au moins tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d'ornement, ô laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois. » En entendant ces mots, Daphné plie ses branches et sa cime comme pour signifier son accord.
L'Enlèvement d'Europe (livre 2)
" Amour et majesté vont difficilement ensemble. Le père et le souverain des dieux renonce à la gravité du sceptre; et celui dont un triple foudre arme la main, celui qui d'un mouvement de sa tête ébranle l'univers, prend la forme d'un taureau, se mêle aux troupeaux d'Agénor, et promène sur l'herbe fleurie l'orgueil de sa beauté. Sa blancheur égale celle de la neige que n'a point foulée le pied du voyageur, et que n'a point amollie l'humide et pluvieux Auster. Son col est droit et dégagé. Son fanon, à longs plis, pend avec grâce sur son sein. Ses cornes petites et polies imitent l'éclat des perles les plus pures; et l'on dirait qu'elles sont le riche ouvrage de l'art. Son front n'a rien de menaçant; ses yeux, rien de farouche; et son regard est doux et caressant. La fille d'Agénor l'admire. Il est si beau ! Il ne respire point les combats. Mais, malgré sa douceur, elle n'ose d'abord le toucher. Bientôt rassurée, elle s'approche et lui présente des fleurs. Le dieu jouit; il baise ses mains, et retient avec peine les transports dont il est enflammé.
[864] Tantôt il joue et bondit sur l'émail des prairies; tantôt il se couche sur un sable doré, qui relève de son corps la blancheur éblouissante. Cependant Europe moins timide, porte sur sa poitrine une main douce et caressante. Elle pare ses cornes de guirlandes de fleurs. Ignorant que c'est un dieu, que c'est un amant qu'elle flatte, elle ose enfin se placer sur son dos.
Alors le dieu s'éloignant doucement de la terre, et se rapprochant des bords de la mer, bat d'un pied lent et trompeur la première onde du rivage; et bientôt, fendant les flots azurés, il emporte sa proie sur le vaste océan. Europe tremblante regarde le rivage qui fuit; elle attache une main aux cornes du taureau; elle appuie l'autre sur son dos; et sa robe légère flotte abandonnée à l'haleine des vents."
Les métamorphoses du mythe de l'enlèvement d'Europe
"Le continent européen va se trouver, durant toute la première moitié du XXe siècle au cœur du chaos des civilisations qui aboutit aux deux conflits mondiaux et à la Shoah, avant d’apparaître, ensuite et aujourd’hui encore, comme le lieu de la réconciliation, de la construction d’un espace nouveau, porteur de valeurs communes et d’espoir.
Dans ce contexte, le recours à la mythologie paraît à certains dépassé, pour d’autres, elle est une des rares possibilités de maintenir la parole. Ce « déplacement » qui consiste à parler du contemporain au moyen de l’antique, les artistes l’ont souvent réalisé dans le domaine pictural ; c’est, notamment, le choix opéré par Max Beckmann qui, dans les années 30, abandonne la veine réaliste de sa peinture pour évoquer la montée du nazisme à travers des motifs mythologiques, parmi lesquels celui d’Europe."
Source : CRDP de l'Académie de Paris, Analyse des textes fondateurs
Richard Strauss, variations sur le thème de la métamorphose,
par Catherine Duault (Opera-online, 9 juin 2014)
Le thème de la métamorphose a, de tout temps, hanté l’esprit de Richard Strauss et se retrouve dans plusieurs de ses opéras, sous sa forme symbolique, historique, voire magique. Mais cet intérêt constant pour le phénomène de la transformation débordera même l’univers lyrique. Ainsi, en avril 1945, Strauss achève la partition d’un de ses ultimes chefs-d’œuvre, Métamorphoses, sous-titré « Etude pour vingt-trois cordes solistes ». C’est dans le déchirement que lui causa le bombardement de l’Opéra de Munich, sa ville natale, que le compositeur vieillissant puisa la douloureuse inspiration de cette mouvante partition d’orchestre, où se déploient les « métamorphoses » tonales et harmoniques, en même temps que se dessine la transformation du monde d’hier symbolisé par la Marche funèbre de la Symphonie Héroïque de Beethoven que Strauss cite explicitement. Ce thème beethovénien parcourt l’œuvre en subissant d’incessantes « métamorphoses » jusqu’à la citation littérale finale sous la mention « in memoriam ». On peut d’ailleurs aussi déceler, dans cet intérêt pour le thème de la métamorphose chez Strauss, l’influence de ses lectures de Goethe, véritable théoricien de la métamorphose des plantes et des animaux. Il mettra d’ailleurs en musique ces vers du grand poète allemand qui pourraient servir de fil conducteur à une approche de trois opéras où s’accomplissent modifications et évolutions allant jusqu’à la transfiguration :
Personne ne se connaîtra soi-même
Ne se séparera de son moi propre ;
Qu’il essaie chaque jour,
De savoir enfin clairement,
Ce qu’il est et ce qu’il était,
Ce qu’il peut et ce qu’il désire.
Le Chevalier à la Rose, métamorphoses du temps et de l’amour
Dans Le Chevalier à la Rose (1911) un personnage symbolise plus que les autres la lucidité teintée de cette angoisse qui envahit devant les changements incessants opérés par le passage du temps. La Maréchale perçoit avant les autres ces douloureuses « métamorphoses » que le temps fait subir aux êtres et aux sentiments dans une œuvre qui marque le véritable début d’une fructueuse et longue collaboration entre Richard Strauss et celui qu’il appelait son « Da Ponte », et même son « second moi », Hugo von Hofmannnsthal. Tout avait commencé avec le projet de mettre en musique la pièce de Hofmannsthal qui était devenue le fameux opéra, Elektra (1909). Depuis, Strauss désirait s’éloigner de l’univers tragique pour composer de « nouvelles noces de Figaro » avec celui qu’il considérait comme un librettiste-né, répondant parfaitement à ses exigences dramatiques et littéraires.
D’un banal sujet de comédie devait naître une œuvre fascinante, dominée par un des plus beaux rôles de tout le répertoire lyrique, celui de la Maréchale, héritière déclarée de la Comtesse des Noces de Figaro. Véritable héroïne de ce drame, elle incarne un des thèmes de prédilection des écrivains viennois de ce début du XXème siècle, celui de l’inéluctable force qui entraîne sans retour vers la disparition.
La Maréchale tente d’accompagner le passage du temps dès le premier acte dont elle est l’élément central. A la fin de l’opéra, quand chacun croit enfin accéder à la vérité de ses sentiments au terme d’un douloureux ou délicieux apprentissage, elle accepte que le temps ait transformé l’amour en renoncement, pour elle, et en une extase inédite pour Octavian et Sophie. Le cruel délitement de la beauté et des sentiments qui s’y attachent est rendu supportable par le charme envoûtant d’une nostalgie à la légèreté douce-amère, enveloppante et virevoltante comme les valses viennoises qui irriguent toute la partition. Face au vertige de la fugacité, l’enchantement amoureux qui s’empare du couple formé par Octavian et Sophie, semble pouvoir suspendre le temps… Illusion théâtrale qui se trouve renforcée par la parenté musicale entre Octavian et son modèle, le Chérubin de Mozart, tous deux étant des rôles travestis dans la plus pure convention scénique, redoublée chez Strauss par le déguisement d’Octavian en femme à l’occasion d’un stratagème.
Dans son fameux monologue sur le temps au premier acte (« Die Zeit, die ist ein sonderbar Ding »), la Maréchale avoue se lever au milieu de la nuit pour « faire arrêter toutes les pendules » mais rien ne peut empêcher le temps de « ruisseler dans les miroirs », où il est vain de chercher à fixer une image de soi. Quittant sa première apparence flatteuse d’amante comblée par le jeune et fougueux Octavian, la Maréchale arrive au terme de sa « métamorphose » dans le trio final, où la comédie fait place au plus bouleversant lyrisme. Elle est désormais une nouvelle femme, parfaitement lucide et généreuse devant laquelle voudrait s’agenouiller la jeune Sophie reconnaissante.
Car l’évolution de la Maréchale acceptant de s’effacer pour laisser exister le nouveau couple que forment les jeunes gens, s’est accompagnée d’une « métamorphose » parallèle. Octavian et Sophie ont été transformés comme par enchantement par le ravissement de leur coup de foudre mutuel. La scène au cours de laquelle Octavian présente la rose d’argent à la future fiancée du baron Ochs, forme un contraste saisissant avec le thème de l’écoulement du temps riche de transformations. Nous sommes désormais dans le temps « suspendu ».
Le compositeur parvient à rendre palpable l’immobilité irréelle née de l’émerveillement des jeunes gens saisis par la découverte de l’amour qui les transfigure et les transporte dans un autre monde. Le thème musical de la rose, basé sur des accords de flûtes, harpes et célesta, ensorcèle et conduit jusqu’au sommet que matérialise le contre-ut sur le mot « éternité » chanté par Sophie. La même magie opère dans la scène finale où une sorte d’extase infinie apporte la réconciliation et l’apaisement pour les uns, la perspective illusoire d’un avenir sans finitude pour les autres.
Arabella, métamorphose d’une fille en femme
Le succès rencontré par Le Chevalier à la Rose marque un tournant dans la carrière de Richard Strauss. Il atteint l’apogée de sa carrière, devenant définitivement un compositeur au talent incontesté. Une quinzaine d’années plus tard, en 1927, il écrit à son cher Hofmannsthal : « Donc je vous en prie : écrivez ! Vous pouvez même me faire un second Chevalier à la Rose si vous n’aviez pas de meilleure idée. » La réponse à cette demande sera Arabella, dont l’écriture sera interrompue par la mort brutale de Hofmannsthal en 1929. Il faudra attendre 1933 pour que Strauss mène à son terme leur dernière œuvre commune, marquée par le thème de la métamorphose, si cher au librettiste disparu comme en témoignait aussi Ariane à Naxos (1912).
Arabella est une « comédie lyrique » comme le Chevalier était « une comédie en musique ». Ce genre répond aux exigences de Strauss désireux de mettre en musique une intrigue bien construite avec des personnages de chair et de sang, tout en permettant à Hofmannsthal de développer sa thématique favorite. Jeune fille idéaliste à la recherche du véritable amour, Arabella reste prisonnière des manigances et des mensonges de ses parents ruinés. La rencontre avec un homme dont l’authenticité lui fait entrevoir un monde meilleur que celui de la Vienne corrompue et décadente, marque pour elle le commencement de sa « métamorphose ». Elle va sortir de sa chrysalide pour devenir une femme lucide et radieuse, comprenant grâce à sa sœur Zdenka qu’il ne faut pas « marchander et convoiter » mais « seulement aimer et donner sans trêve. ».
Première victime des ennuis financiers de ses parents, Zdenka doit se faire passer pour « Zdenko » le jeune frère de sa sœur Arabella. Elle est donc injustement contrariée dans sa féminité. Pour souligner que le travestissement est le résultat d’une contrainte imposée par les parents, le compositeur a doté « Zdenko » d’une tessiture de soprano aigu. Ce n’est pas un rôle de travesti comme celui d’Octavian. Il s’agit cette fois d’une jeune fille prisonnière de nécessités sociales et financières. Elle doit se libérer de la pression familiale pour devenir elle-même en révélant au grand jour la femme dissimulée sous les vêtements masculins. La métamorphose de Zdenka est donc beaucoup plus radicale puisqu’elle se matérialise au dernier acte par la disparition d’un jeune garçon laissant soudainement place à une femme éperdument amoureuse d’un des prétendants de sa sœur.
Daphné , l’ivresse de la métamorphose
Ultime métamorphose opérée désormais sans l’aide du fidèle et génial librettiste qu’était Hofmannsthal, Daphné (1938) renouant avec l’antiquité, permet la plus enivrante et magique des métamorphoses straussiennes. Nous ne sommes plus dans le domaine métaphorique de la « métamorphose psychologique », ou dans le simple changement d’apparence physique, mais nous voici de plain-pied dans le monde merveilleux de la mythologie qui rend possible la transformation totale grâce au passage de l’humain au monde végétal.
La nymphe Daphné se transforme en un arbre éternellement verdoyant, échappant ainsi définitivement à un monde qui lui semble étranger parce que livré au hasard des désirs effrénés symbolisés par la fête en l’honneur de Dionysos. Le compositeur retrouve sa fascination pour les mystères de la métamorphose en rendant un sublime hommage à Hofmannsthal avec ce rôle de soprano qui reste un des plus beaux du répertoire straussien après celui de la Maréchale du Chevalier à la Rose.
« Supprimez tout ce qui est inutile, gardez seulement l’arbre qui chante » : ce conseil que Strauss adresse à son librettiste, Joseph Gregor, conduit à une fin extraordinaire, aboutissement du drame et réponse au premier monologue de Daphné. Son chant, devenu simple vocalise, se fond alors dans les voluptueux sortilèges de l’orchestre, constituant une des pages les plus fascinantes de la musique du XXème siècle. En devenant une parcelle de cette nature qu’elle préfère passionnément au monde des hommes, Daphné échappe pour toujours aux métamorphoses du temps comme la musique divine qui accompagne l’abandon de son corps trop humain.
Vous avez dit "métamorphoses"...
Cette réponse de Strauss à la tentation humaine de la barbarie, toute apaisée et porteuse d'espoir qu'elle est, ne peut suffire à elle seule à résoudre l'angoissante question ouverte désormais sur l'abîme, la question même de la survie des relations humaines. Cette question est aussi celle du langage, ce lien primordial entre les hommes, qui ne peut sortir indemne des périodes où la victime n'a plus droit ni de parole ni de voix face au bourreau qui lui dénie tout droit à l'humanité. La négation et l'anéantissement de l'autre métamorphosent tout ce qui pouvait faire signe et sens dans la communication entre deux subjectivités. Ainsi les plus hautes oeuvres de l'homme, comme l'art et la culture, sont-elles frappées de suspicion éthique dès qu'elles n'ont pas pouvoir de fraternité universelle, dès qu'elles se contentent de simplement subsister à côté du totalitarisme et du génocide, même si, telle la splendeur des inventions dont la Nature est capable, leur permanence renouvelée constitue une respiration esthétique vitale.
C'est pourquoi la musique, ce langage consensuel suprême, a été souvent sommée de témoigner à son tour après Auschwitz de l'enfermement des victimes dans un silence infra-humain, afin de tenter de les rejoindre dans leur absolu retranchement. C'est ainsi que la transformation de Grégoire Samsa en cancrelat dans La Métamorphose de Kafka, écrite en 1912, peut être lue comme l'annonce d'une fin des temps : il est désormais impossible de croire naïvement que tous les hommes bénéficient spontanément du droit inviolable d'être reliés ensemble par une appartenance naturelle à leur commune humanité. N'est malheureusement homme, historiquement, que celui à qui les autres hommes donnent droit à l'humanité (ce qui n'enlève en rien bien sûr l'absolue dignité humaine des offensés). Ne peut parler que celui à qui l'on concède le droit au langage. Le compositeur Michaël Levinas (fils d'Emmanuel Levinas qui n'a cessé d'interroger la notion d'altérité) a tenté dans son opéra La Métamorphose (2011) inspiré de la nouvelle de Kafka, de saisir ce passage d'un état de fait à un état de droit : à travers la tragique métamorphose du langage de Grégoire Samsa, progressivement dénaturé jusqu'à l'incompréhensible et presqu'inaudible bruissement de l'insecte piétiné, c'est la question de la fraternité qui est posée. Que celui qui a des oreilles entende ce nouveau silence.
Michaël Levinas : La Métamorphose (2011). Le réveil de Grégor, avec les paroles du début de La Métamorphose de Kafka
Fabrice Di Falco, contreténor. Ictus dirigé par Georges-Elie Octors. CD AEON, 2012.