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Le Regard du naturaliste

 

Richard Strauss qui avait reçu une éducation classique lisait et admirait Goethe tout autant que les grandes oeuvres de l'Antiquité. Il puisa dans les théories botaniques du grand naturaliste qu'était Goethe la certitude d'une vie plus forte que tous les aléas, en raison de son infinie capacité à s'adapter et à se renouveler à travers le principe même de la métamorphose. Cette confiance issue de la pensée naturaliste lui permit peut-être de retrouver un certain apaisement au moment le plus fort de la ruine matérielle et morale de l'Allemagne, celle qui pouvait faire douter de toutes les renaissances. 

 

La botanique de Goethe, c’est d’abord un regard vivant tourné vers la nature. À la différence de la plupart des savants de son époque, Goethe veut appréhender la plante sans la tuer en la décomposant. Dans la diversité des formes vivantes, il cherche l’unité, la loi secrète qui se manifeste à travers l’inépuisable variété des formes.

Pour formuler la loi des plantes, Goethe expose le principe de la métamorphose : un organe visible-invisible, unique et toujours changeant, passe de la graine à la feuille, au sépale, au pétale, au carpelle, au fruit, et puis de nouveau à la graine… Le processus vivant est une suite rythmique de contractions et d’expansions. Derrière cette respiration se cache la Urpflanze, la « plante primordiale », l’idée-modèle qui vit dans toutes les plantes.

Le récit des origines de l'ouvrage par Goethe lui-même

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"Né et élevé dans une grande ville, ma première instruction fut dirigée vers l´étude des langues anciennes et modernes, à laquelle se lièrent de bonne heure des exercices de rhétorique et de poésie. Ici se rattacha d´ailleurs tout ce qui sous le point de vue religieux et moral peut faire rentrer l´homme dans soi-même.
Je dus de même au séjour des grandes villes mes progrès ultérieurs, il en résulta que l´activité de mes pensées dut avoir trait à des habitudes de sociabilité et de convenances, et par suite à l´occupation attrayante de ce qu´on appelait alors la belle littérature.
Je n´avais en revanche aucune idée de la Nature proprement dite, et pas la moindre notion de ce qu´on appelle les trois règnes. J´étais habitué dès mon enfance à considérer avec admiration l´assortiment des tulipes, des renoncules, des œillets, au milieu d´élégants parterres arrangés avec soin, et quand outre les arbres fruitiers ordinaires on voyait prospérer les abricots, les pêches ou le raisin, c´était assez déjà pour réjouir jeunes et vieux. On ne pensait guère aux plantes exotiques, et bien moins encore à enseigner l´histoire naturelle dans les collèges.
Les premiers essais poétiques que je fis paraître furent reçus favorablement ; cependant à proprement parler ils dessinaient l´homme interne, ce qui supposait une expérience suffisante des émotions de l´âme. On peut y découvrir çà et là un mouvement de jouissance passionnée pour les objets qui se rapportent à la nature, ainsi qu´un sérieux penchant à reconnaître son merveilleux secret qui se manifeste par des créations et des destructions continuelles, quoiqu´à la vérité cette tendance du poète parut se perdre en des sensations vagues et des expressions abstruses.


J´entrai enfin dans un genre de vie actif ainsi que dans la sphère des sciences, à l´époque où je reçus l´accueil hospitalier de Weimar, de cette ville où, indépendamment d´autres avantages inappréciables, j´eus le bonheur de pouvoir échanger l´air des appartements et des cités, contre l´atmosphère des champs, des jardins et des forêts.
Déjà, dès le premier hiver, je me livrai à l´actif et social plaisir de la chasse ; c´est alors que les longues soirées consacrées au délassement n´étaient point en entier remplies par le récit des mémorables aventures de la vénerie, mais la conversation se tournait principalement sur la culture des bois. En effet la société de chasse de Weimar était confiée à des forestiers distingués, parmi lesquels le nom de Skell est encore en vénération. On venait justement de faire la révision générale de tous les districts fondée sur des mesures trigonométriques, et on avait déterminé pour un long avenir la distribution des coupes annuelles.
Les jeunes membres de la noblesse, animés d´un excellent esprit, suivirent de même ce sage exemple ; parmi eux je me contenterai de nommer le Baron de Wedel, qui malheureusement nous fut enlevé à la fleur de son âge. Il remplissait ses fonctions avec un esprit droit et la plus grande équité. Il avait aussi à cette époque insisté déjà sur la convenance de diminuer la masse du gibier, persuadé combien son entretien devait être nuisible non seulement à l´agriculture, mais encore aux progrès de l´art forestier.


Les forêts de la Thuringe s´offraient à nous dans toute leur étendue ; car non seulement nous avions l´abord des belles propriétés de notre Souverain dans cette contrée, mais encore les rapports amicaux avec les principautés voisines nous ouvraient tous les districts limitrophes. Là aussi des recherches géologiques, faites avec l´activité de la jeunesse, s´efforçaient de déterminer la nature du sol et des bases sur lesquelles se sont établies ces antiques forêts. Les différentes espèces de pins avec leur vert foncé et leur odeur balsamique , les taillis de hêtre au riant aspect , le bouleau mobile , les bruyères et toutes sortes de broussailles avaient cherché et trouvé leur place. Nous pouvions observer toute cette végétation sur une grande échelle et à plusieurs lieues de distance, nous pouvions dominer et connaître des districts forestiers plus ou moins bien entretenus.
Lorsqu´il était question de quelque usage pratique, nous étions aussi conduits à prendre des informations sur les propriétés des différentes espèces d´arbres. Les incisions pour obtenir la résine, dont on cherchait petit à petit à limiter l´abus, mettaient à découvert pour l´observation les sucs balsamiques les plus purs qui se distribuent des racines jusqu´au sommet le plus élevé d´un arbre déjà parvenu à son second siècle d´existence, le nourrissent, l´entretiennent toujours vert, frais et vivant.
Toute la famille des cryptogames dans sa plus grande variété s´offrait encore à nous ; les racines elles-mêmes cachées sous la terre devaient aussi attirer notre attention. À partir des temps les plus reculés, des possesseurs de recettes mystérieuses s´étaient établis dans les bois et fabriquaient de père en fils différentes sortes d´extraits et d´esprits, dont la réputation générale d´excellents médicaments se renouvelait et se répandait au loin par des colporteurs de baumes et était fréquemment mise en usage. La gentiane jouait ici un rôle important, et ce fut une agréable étude que celle d´apprendre à connaître cette riche famille sous ses différents aspects comme plante, comme fleur, et surtout sous le rapport de ses salutaires racines. Ce fut le premier genre de végétaux qui réellement eut de l´attrait pour moi et dont je m´efforçai dans la suite à étudier les espèces avec une attention particulière.
On peut voir par là que la marche de mon éducation botanique ressemblait jusqu´à un certain point à l´histoire de la botanique même ; car j´étais conduit par les objets les plus vulgaires qui tombaient sous mes yeux, aux choses utiles et applicables ; j´étais parvenu par le besoin aux connaissances ; et quel est le botaniste qui à ce qui précède ne se rappellera pas en souriant l´époque des Rhizotomes ?

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 Source : Johann Wolfgang von Goethe, Essai sur la métamorphoses des plantes, Stuttgart, Cotta, 1831, édition bilingue, traduction de Frédéric Soret.

Lorsque l'on parle aujourd'hui de Jonhann Wolfgang Goethe, on pense en premier lieu à ses œuvres lyriques telles Prométhée, Les affinités électives, Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister, ou encore Faust. Cependant, Goethe ne fut pas seulement l'un des plus éminents poètes allemands du 18ème siècle. Naturaliste émérite, il étudia également la physique, la minéralogie, et la biologie. Après ses études de droit à Strasbourg et à Francfort, Goethe assura à Weimar la direction de diverses commissions, notamment celles des Mines, de la Chasse, des Ponts et Chaussées, des Affaires militaires et, plus tard encore, du Théâtre et de l'Éducation. En 1779, il devint Conseiller secret et en 1872, se vit confier la direction des Finances de l'État. Durant cette période, Goethe se consacra entièrement à la nature. Il réalisa de nombreuses observations scientifiques et constitua maintes collections.

En physique, Goethe étudia la théorie des couleurs: il rédigea un traité en deux volumes dans lequel il contesta avec obstination la théorie de Newton de la décomposition de la lumière en spectre. Lors de son premier voyage en Italie, il entreprit des études géologiques du Vésuve et réunit une collection de minéraux qui, à sa mort, comptait plus de 17 000 pièces. Alors qu'il était à la tête de l'Éducation, il fonda la première chaire de chimie dans une université allemande. En 1784, au cours de ses recherches en zoologie, Goethe décrivit avec Justus Christian Loder l'os intermaxilaire qu'il avait découvert dans l'embryon humain. Cet os étant également présent chez d'autres invertébrés, Goethe conclut à une structure commune entre les animaux de cet ordre (sous-famille des vertébrés). La présence de cet os intermaxilaire chez l'homme était une indication importante de l'existence d'un lien de parenté entre l'animal et l'homme, et donc de la théorie de l'évolution présentée en 1958 par Charles Darwin et Alfred Russel. Dans le cadre de ses recherches en botanique, Goethe examina enfin la constitution et le développement des plantes annuelles. Il compara les différentes formes des feuilles au sein d'une même espèce et entre diverses espèces, établissant ainsi des liens de parenté entre les types de feuilles.

Cette étude de la botanique de Goethe, ici rééditée, fut la première publication scientifique majeure de Goethe. Elle parut pour la première fois au printemps 1790 sous le titre de Essai sur la métamorphose des plantes. Ses conclusions firent grand bruit dans les milieux scientifiques de l'époque. La Métamorphose des plantes de Goethe fit maintes fois l'objet de critiques de la part des revues scientifiques, mais l'ouvrage fut réédité plusieurs fois et même traduit en français , italien et anglais. Le fruit de ses recherches fut intégré dans les manuels de botanique, où il se trouve encore de nos jours. Afin de faciliter la compréhension de cette oeuvre de Goethe, voici une brève présentation des résultats de ses recherches.

Le concept de métamorphose tire son origine de la mythologie antique. Il désigne en effet la transformation des dieux en animaux et en plantes. Ce concept a été repris par Carl von Linné - l'un des scientifiques les plus importants à l'époque de Goethe - pour décrire le développement progressif ou, plus exactement, la modification de la forme dans la nature. Linné a ainsi désigné comme métamorphoses non seulement les processus de transformation physique chez les insectes, mais aussi les changements intervenant dans les organes des plantes au fur et à mesure de leur évolution, Goethe reprit les recherches de Linné sur la métamorphose et étudia le développement de plusieurs fleurs annuelles (des plantes qui fleurissent, puis meurent après un an). Il décrivit alors les cycles de vie de plusieurs espèces de plantes: d'abord l'embryon qui se développe à partir d'une graine, qui grandit ensuite pour devenir une plante jusqu'à la floraison, son fruit et les graines qu'il contient. Goethe s'intéressa particulièrement à l'évolution des différentes formes de feuilles qui poussent de manière successive et différenciée. Il décrivit les cotylédons de la plantule et compara leur structure et leur aspect aux feuilles qui poussent ensuite sur la tige de la plante (feuilles à la tige) ainsi qu'aux différents types de feuilles qui constituent la fleur en fin de compte. En effet, les fleurs sont constituées de sépales généralement verts, des feuilles de la corolle la plupart du temps colorée, des étamines qui produisent le pollen mâle et des pistils contenant les ovules femelles. En comparant diverses espèces de plantes, Goethe constata des formes de feuilles parfois très distinctes au sein de la même espèce alors que l'on trouvait souvent des formes mixtes ou intermédiaires particulières chez d'autres espèces de plantes. Il décrivit par exemple les feuilles supérieures du souci (Calendula officinalis) comme une forme de transition entre les feuilles à la tige et la corolle d'une fleur ordinaire. Selon lui, les nectaires du souci d'eau (Parnassia palustris) étaient également une forme de transition entre la corolle et les étamines.

Goethe en conclut donc que les feuilles distinctes au sein d'une même espèce n'étaient en fait pas plusieurs organes, mais un seul organe. Et ce dernier se développait de manière différente du fait des divers sucs coulant dans ses veines. Selon Goethe, ces sucs - qui assurent la formation des différents types de feuilles - s'expliquent par une filtration (purification) et un raffinage toujours plus importants des fluides et minéraux que la plante tire du sol grâce à ses racines. Plus ces fluides s'élèvent dans la plante en passant par les différents nœuds (là où la tige de la plante s'épaissit de manière importante et d'où niassent les feuilles), plus ils seraient purifiés. Ils atteindraient ainsi finalement leur degré maximal de pureté avec la fleur et entraîneraient ainsi la formation des étamines et des pistils. La théorie du raffinage des sucs de plantes était fort répandue à cette époque. Cependant, l'enrichissement et le raffinage des sucs évoqués par Goethe se sont révélés bien plus complexes qu'on ne l'imaginait à l'époque.

Les observations rigoureuses de Goethe montrent par conséquent la relation de parenté existant entre les différents types de feuilles dans une même plante. Les descriptions extrêmement détaillées de ces organes et de leur transformation au moyen d'exemples pertinents étaient un phénomène nouveau pour la botanique de l'époque. Ses conclusions établissant un lien de parenté entre les types de feuilles en vertu d'un plan d'organisation commun restent encore valables de nos jours. Cependant, la botanique actuelle considère les différentes feuilles de la fleur comme des organes distincts et indépendants.

Goethe tenta également de décrire de manière compréhensible pour le plus grand nombre de processus de transformation continuelle des formes de feuilles. Il évoqua pour ce faire une alternance d'étirements et de contractions des parties constituantes de la feuille. Ainsi, il y aurait plusieurs étapes dans le développement d'une plante annuelle: tout d'abord, de la graine jusqu'à la croissance maximale de la tige, un étirement de cet organe (les tiges devenant de plus en plus grandes et complexes). Lors de la formation finale de la corolle de la fleur, il y aurait en revanche une contraction (un rétrécissement) de ce même organe. Cette contraction serait ensuite suivie d'un nouvel étirement lors de la formation de la corolle, puis d'une nouvelle contraction lors de la constitution des étamines et des pistils. Enfin, selon Goethe, la même régularité existerait lorsque le fruit grandit après la fécondation, puis que la graine se contracte. Le fruit et la graine étaient donc considérés par Goethe comme le produit d'un seul et même organe.

Goethe étudia en outre le développement des yeux (bourgeons situés à l'aisselle des feuilles). Selon lui, les rameaux latéraux poussant depuis les yeux forment de nouvelles plantes autonomes, créées par multiplication végétative (asexuée), qui restent sur le corps de la plante-mère. Cependant, le fait de les séparer de la plante-mère entraîne la formation de nouvelles plantes-filles (un phénomène souvent utilisé dans les pépinières de nos jours lors de la multiplication des boutures). Enfin, Goethe établit une comparaison entre cette multiplication végétative par les yeux et celle, sexuée, par les fleurs. Il formula donc l'hypothèse que ces deux éléments - les yeux et les fleurs - avaient à nouveau un lien de parenté entre eux et pouvaient donc se transformer l'un dans l'autre par une nutrition différente. Ainsi, de nouvelles branches pousseraient des yeux si l'alimentation était bonne alors qu'en cas d'alimentation pauvre, la formation de fleurs serait privilégiée. Goethe ne pouvait toutefois pas observer cette transformation des yeux en fleurs car il refusait d'utiliser des microscopes grossissants. Il précisait donc que son hypothèse n'était qu'un pur raisonnement de l'esprit, et non une étude avec preuves et sens à l'appui. En effet, les processus à l'origine de la formation des yeux et des fleurs n'étaient pas visibles à l’œil nu et, de ce fait, étaient encore inconnus du temps de Goethe. On observa bien plus tard seulement que des processus cellulaires distincts interviennent lors de la constitution des cellules corporelles des yeux et des cellules germinales de la fleur.

Finalement, Goethe compara ses découvertes aux recherches de Carl von Linné, l'auteur de la théorie de la métamorphose chez les plantes. Linné avait réalisé ses recherches sur des plantes pluriannuelles. Goethe critiqua la théorie de la "Prolepsis plantarum" [Ndt: aussi appelée théorie de l'anticipation] de Linné, dans laquelle il décrivait le développement des fleurs d'un arbre. Carl von Linné avait observé que des fleurs avaient soudainement poussé sur un arbre, alors que celui-ci n'avait donné naissance pendant des années qu'à des branches. Linné émit l’hypothèse que ces fleurs correspondaient au développement accéléré d'une pousse, un phénomène durant normalement six ans. Goethe contesta cette hypothèse. Il fit observer que ses recherches n'avaient pas permis d'aboutir à de telles conclusions car les plantes qu'il décrivait produisaient également des fleurs, mais qu'elles étaient annuelles. De ce fait même, ces fleurs ne pouvaient par reproduire ce processus de développement accéléré sur plusieurs années.

"La Métamorphose des plantes" contient une multitude d'autres observations isolées, décrites avec force détails, qui ne peuvent être mentionnées ici de crainte de lasser le lecteur. Cependant, celui-ci découvrira certainement une foule de détails charmants dans l’œuvre de Goethe. Je conseille aux lecteurs passionnés de biologie de se référer à une édition de La Métamorphose des plantes qui contient des planches de couleur et des dessins originaux de Goethe, ainsi que des explications et des annotations fort détaillées.

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