LE "PETIT PÈRE" DES ARTS
La culture personnelle de Staline
Des travaux récents ont contesté la représentation traditionnelle d'un Staline grossier et inculte, terrorisant ses proches à coup de colères menaçantes. Dans la synthèse récente de Simon Sebag Montefiore , la « plus éminente médiocrité du Parti » (dixit Trotski) est décrit comme étant, en réalité, un autodidacte passionné et un dévoreur de livres — capable de lire plus de 500 pages par jour, il se faisait déjà remarquer à ce sujet en exil, s’appropriant sans partage les livres de ses camarades décédés . Sa bibliothèque comportait 20 000 volumes dont beaucoup soigneusement annotés et fichés. Il possédait tous les ouvrages de référence du marxisme, mais aussi toutes les œuvres de ses ennemis, tels Trotski ou Souvarine, et même des œuvres d’auteurs tels que Goethe, Victor Hugo, Balzac, Oscar Wilde, Hemingway ou encore Zola, qu’il « vénérait » . Il connaissait tous les grands classiques géorgiens, russes et européens, et était capable de faire des commentaires littéraires remarquables par un maître de conférences en la matière . Staline appréciait également le ballet et la musique, allant revoir une vingtaine de fois incognito Le Lac des Cygnes. Tel jadis le tsar Nicolas I er censurant en personne Alexandre Pouchkine, il lisait lui-même de nombreux manuscrits de poètes et romanciers, et visionnait pratiquement tous les films (il raffolait des westerns et des films policiers américains et était un admirateur de Spencer Tracy et Clark Gable ) qui sortaient en URSS. S'il fit éliminer sans état d'âme tous les écrivains qui avaient un jour pu le critiquer (Boris Pilniak, Ossip Mandelstam, Isaac Babel, etc.), il laissa libres Mikhaïl Boulgakov et Boris Pasternak, jugeant ce dernier comme un « doux rêveur » inoffensif, et se limita à brimer Anna Akhmatova.
La culture soviétique durant l'ère de Lénine (1918-1929)
L'attitude des autorités soviétiques à l'égard des arts et des artistes durant les années 1918-1929 a été de laisser une relative liberté et de significative expérimentation dans plusieurs styles différents, afin de trouver un style distinctif à l'art soviétique.
Dans les premières années de l'Union soviétique, les artistes et les écrivains étaient libres, mais beaucoup ont malgré tout fui l'Union Soviétique en raison de leur opposition au gouvernement bolchevique.
Lénine préférait l'art traditionnel. Il détestait les arts nouveaux (futurisme, expressionnisme) et voulait un art soviétique proche des arts traditionnels, pourtant il n'a rien fait pour éviter la propagation du futurisme en Union soviétique.
Lénine a montré son soutien à la scène artistique et a voulu que l'art soit accessible aux masses. Il a nationalisé de nombreuses collections d'art privées et créé le Musée du Nouveau Western Art à Moscou. Lénine voulait, au début, avoir le plein contrôle du système artistique et a créé le département des arts visuels pour en prendre le contrôle. Après la révolution de Février a rapidement surgi le mouvement Proletkoult. Ses membres ont voulu rendre l'art plus sympathique pour les masses et ont encouragé à une plus grande participation. De nombreux studios d'art ont ainsi été créés dans plusieurs villes. Ce mouvement a été progressiste et ses membres pro-révolutionnaires.
Dans de nombreux domaines, la période de la NEP fut une période de relative liberté et d'expérimentation pour la vie sociale et culturelle de l'Union soviétique. Le gouvernement a toléré de nombreuses tendances dans ces domaines, à condition qu'ils ne fussent pas ouvertement hostiles au régime. Dans l'art et la littérature, de nombreuses écoles, certaines traditionnelles et d'autres radicalement expérimentales, ont proliféré. Les écrivains communistes Maxime Gorki et Vladimir Maïakovski ont été actifs durant cette période, mais d'autres auteurs ont vu de nombreux travaux être ensuite refoulés, leurs travaux manquant de contenu socialiste. Le cinéma, est utilisé par l'État soviétique comme un moyen d'influencer une société alors largement analphabète, c'est dans cette période que Sergueï Eisenstein commence à travailler.
L'éducation, sous l'impulsion du commissaire Anatoli Lounatcharski, entre dans une phase d'expérimentation fondée sur les théories de l'apprentissage progressif. Dans le même temps, l'État soviétique a élargi les écoles primaires et les écoles secondaires aux travailleurs adultes. La qualité de l'enseignement supérieur a baissé, car les politiques d'admission sont, de préférence, de faire entrer la classe prolétarienne aux dépens des milieux bourgeois, indépendamment des qualifications.
Avec la NEP, l'État soviétique a assoupli la persécution de la religion commencée pendant le communisme de guerre, mais continue de faire campagne pour l'athéisme. Le parti a soutenu l'Église vivante, mouvement de réforme au sein de l'Église orthodoxe russe dans l'espoir qu'il porterait atteinte à la foi dans l'église, mais le mouvement est mort dans la fin des années 1920.
Dans la vie de famille, les attitudes deviennent généralement plus permissives. L'avortement est légalisé par l'État soviétique et il rend le divorce plus facile à obtenir. En général, les attitudes traditionnelles à l'égard des institutions telles que le mariage sont peu à peu changées par les idéaux révolutionnaires promus par le parti.
Sous Staline
L'art pendant le règne de Joseph Staline a été marqué par la montée et la domination du gouvernement à imposer le style du réalisme soviétique, concept artistique imposant aux artistes d'illustrer de la manière la plus figurative possible, dans des postures à la fois académiques et héroïques, la « réalité sociale » des classes populaires, des travailleurs, des militants et des combattants des guerres dans lesquelles ces pays furent impliqués. Le réalisme socialiste fait de l'art un instrument d'éducation et de propagande, en mettant de l'avant la critique et la représentations des contradictions du capitalisme et la description du développement révolutionnaire et l'émancipation du prolétariat et la paysannerie.
Le concept de « réalisme socialiste » est établi comme doctrine et forme d'art officielle de l'Union Soviétique lors de débats qui ont lieu entre la création en 1932 et le Ier Congrès de l'Union des écrivains soviétiques en 1934. À partir de ce moment, toutes les autres tendances sont, à quelques exceptions près, sévèrement réprimées, et les créateurs subissent tous une censure (c'est le cas par exemple de beaucoup d'œuvres remarquables de Mikhaïl Boulgakov : le texte intégral de son roman Le Maître et Marguerite n'a été finalement publié qu'en 1966). De nombreux écrivains ont été emprisonnés, déportés au Goulag, voire tués ou sont morts de faim, comme Ossip Mandelstam, Isaac Babel et Boris Pilniak. Andreï Platonov a travaillé comme concierge et n'a pas été autorisé à publier. Après une courte période de renaissance de la littérature ukrainienne, plus de 250 écrivains soviétiques ukrainiens sont morts pendant les Grandes Purges. D'autres textes d'auteurs emprisonnés ont été confisqués par le NKVD et certains d'entre eux ont été publiés plus tard. Des livres ont été retirés des bibliothèques et détruits.
En musique, la non-conformité à la doctrine « réaliste soviétique » est sévèrement dénoncée par les instances officielles pour leur « formalisme petit-bourgeois », notamment lors de la conférence sur l'état du développement de la musique en Union soviétique, tenue en janvier 1948 et présidée par Jdanov.
« Il s'est formé une brèche beaucoup plus importante dans les fondations mêmes de la musique soviétique. Il y a là-dessus deux avis, et tous les orateurs l'ont montré : dans l'activité de l'Union des compositeurs, le rôle dirigeant est joué aujourd'hui par un groupe limité de compositeurs. Il s'agit des camarades Chostakovitch, Prokofiev, Miaskovski, Khatchaturian, Popov, Kabalevski et Chebaline. Lorsqu'on parle du groupe dirigeant qui tient tous les fils et toutes les clefs du comité exécutif des Arts, ce sont les mêmes noms qu'on donne le plus souvent. Nous admettrons que ces camarades sont les principales figures dirigeantes de la tendance formaliste en musique. Et cette tendance est totalement fausse. […] les compositeurs dont les œuvres sont incompréhensibles au peuple ne doivent pas s'attendre à ce que le peuple qui n'a pas compris leur musique « s'élève » jusqu'à eux. La musique qui est inintelligible au peuple lui est inutile. C'est une erreur profonde que de prendre toute complication pour un progrès. » (Jdanov)
L'Union soviétique a encouragé le développement de grands orchestres symphoniques, comme la philharmonie de Leningrad, l'orchestre symphonique de Moscou, ou l'orchestre du Ministère de la culture de l'URSS. Le chef d'orchestre Ievgueni Mravinski, longtemps à la tête de la philharmonie de Leningrad, est un membre convaincu du parti.
Qu'est-ce que le réalisme socialiste ?
"Au début de 1933, Gorki publia un essai intitulé Sur le Réalisme socialiste qui définissait le concept de base. Cet essai a été suivi par une déclaration en 1934 par le représentant du Parti, Andrei Zhdanov, au premier Congrès des écrivains soviétiques de toute l'Union définissant le réalisme socialiste de façon hegelienne comme dépeignant la réalité historique dans son développement. La philosophie de Hegel assigne en effet un objectif de libération à l'Histoire, en marche depuis le début de l'humanité vers sa réalité ultime.
Une caractéristique du style de leadership de Staline était de fixer des objectifs sans en définir ni le sens ni l'aspect pratique. Ainsi, le réalisme socialiste a été défini principalement rétrospectivement. Même après la mort de Staline, le débat sur ce qu'il signifiait se poursuivait. Le consensus était que l'art devrait présenter trois éléments. Il devrait avoir un «contenu idéologique» ( ideinost ) signifiant qu'il devrait exprimer une idée fondamentale du communisme. Il doit également présenter un élément «Parti» ( partiinost ), c'est-à-dire un aspect actif ou militant illustrant l'effort dynamique humain visant à réaliser un avenir meilleur . Le concept de narodnost signifiait que la musique devait être compréhensible par tous et cette insistance a introduit un degré de conservatisme dans les compositions soviétiques.
Ainsi, la musique sous le réalisme socialiste pourrait renvoyer à la tradition classique. En effet, la tradition devrait être utilisée comme une plate-forme pour d'autres expérimentations.
"Mais la politique développée par le Parti n'est pas de confier les principes et techniques classiques aux archives mais d'en tirer des leçons et de les développer davantage ....... et nous avons ici des exemples notables de la manière dont Prokofiev a continué les traditions classiques et a en même temps adopté de nouveaux contenus et formes. L'attitude socialiste-réaliste à l'égard des classiques est donc une attitude d' analyse critique et de développement". [La citation est tirée de Vaughan James Soviet Socialist Realism p.93, la source originale étant donnée comme: Bases of Marxist-Leninist Aesthetics (Osnóvy marksístsko-léninskoi estétiki) 1960, publié par les State Publishers of Political Literature, Moscou, Institutes of Philosophy and Histoire de l'art de l'Académie des sciences de l'URSS et édité par A. Sutyágin].
Mais un tel «développement» n'était pas poussé trop loin. L'idée de Hegel selon laquelle l'art et la société se reflètent est devenue le dogme de Zhizn Tvorchestvo (Vie, Création), que l'art est une activité créatrice de vie. Ainsi, l'art soviétique devait non seulement refléter le réalisme du socialisme révolutionnaire - le progrès inévitable du prolétariat vers l'utopie communiste - mais aussi l'inspirer à l'avenir. Les mouvements occidentaux tels que le cubisme, le dadaïsme, le sérialisme, l'expressionnisme, le futurisme et le surréalisme devaient être rejetés. C'étaient des manifestations des styles mystérieux ou artificiels du formalisme. Un tel art pour l'art était le signe de la décadence et de la dégénérescence de la société bourgeoise : ils ont placé la forme au-dessus du contenu, le 'comment' au-dessus du 'quoi'. Une telle indulgence de la part d'un artiste produirait des œuvres étrangères à la nouvelle société prolétarienne désormais activement engagée dans son projet héroïque et collectif. En produisant de telles œuvres contrairement au mouvement populaire, ces artistes se sont montrés opposés à la révolution et ont donc été «ennemis du peuple».
Ainsi, le réalisme socialiste était plus qu'un antiformalisme. Il voulait une nouvelle musique soviétique : une musique construite sur les traditions du passé mais pas de qualité déjà vu ; une musique qui transcende ces traditions mais qui soit exempte d'éléments bourgeois.
La Russie soviétique n'a pas atteint cet objectif. Dans la pratique, sa musique ne tolérait que des modifications limitées du classicisme et de l'harmonie conservatrice, tout excès étant perçu comme justifiant une suppression brutale."
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Stephen Harris, Le réalisme socialiste et la musique
Entrée libre. 8 avril 2019. Quand les artistes voient rouge. Vidéo, 5 mn
L’exposition « Rouge. Art et utopie au pays des Soviets » présente, au Grand Palais, un ensemble de plus de 400 œuvres conçues dans un contexte social et politique particulier, depuis la révolution d’Octobre de 1917 jusqu’à la mort de Staline, en 1953. Comment construit-on une image qui frappe, une esthétique de propagande ? Réponse dans Entrée Libre
Alexandre Mossolov (1900-1975). Fonderie d'Acier, op. 19, 1927. Un bel exemple du réalisme constructiviste soviétique. Los Angeles Philharmonic Orchestra.
"Une seule nuance, fortissimmo"