PENDANT STALINE (1929-1953)
Période d'avant-guerre
Après Le Nez, le langage musical de Chostakovitch se simplifie. Le compositeur s'intéresse aux possibilités expressives de la satire et du comique et se rapproche de la musique légère. Il écrit en 1929 sa première musique de film, La Nouvelle Babylone, de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg, puis sur une proposition de Vsevolod Meyerhold, la musique de La Punaise de Vladimir Maïakovski. Il compose aussi, toujours dans la même veine, sa Symphonie n°3 puis deux ballets, L'Âge d'or et Le Boulon, deux échecs publics.
En mai 1932, Chostakovitch se marie avec Nina Varzar et achève à la fin de l'année la composition de son deuxième opéra, Lady Macbeth du district de Mtsensk. L'idée de l'écriture de cet opéra, basé sur une nouvelle de Nikolaï Leskov, remonte à 1930. L'œuvre est créée en 1934 et remporte un immense succès, avec trois productions et quelque deux cents représentations tant à Léningrad qu'à Moscou au cours des deux années qui suivent, en plus de nombreuses représentations en dehors de l'URSS.
Au début de 1933, treize jours à peine après avoir achevé la composition de Lady Macbeth, Chostakovitch commence un cycle de 24 préludes pour piano puis compose son Premier Concerto pour piano. Cette même année, il compose l'opus 37, Musique pour La Comédie humaine d'après Honoré de Balzac pour petit orchestre (1933–1934). L'année suivante, il écrit une Sonate pour violoncelle et piano. Ces trois dernières œuvres n'ont stylistiquement rien à voir avec les expérimentations du Nez. Chostakovitch compose aussi son troisième ballet, Le Clair ruisseau, qui remportera lors de sa création en 1935, un vif succès.
Au cours du premier Congrès de l'Union des écrivains soviétiques, en été 1934, Maxime Gorki présente la doctrine du réalisme socialiste. En cette occasion, presque tous les écrivains prêtent serment de fidélité à Staline et rares sont ceux qui, comme Mikhaïl Boulgakov, Ossip Mandelstam ou Anna Akhmatova, ont le courage de s'y refuser. La fin de l'année 1934 ouvre une des pages les plus sombres de l'histoire russe : l'assassinat de Sergueï Kirov marque le déclenchement d'une terreur d'une ampleur sans précédent, donnant le signal à des persécutions massives et à d'innombrables condamnations. À partir de décembre se produisent sur l'ensemble du territoire soviétique des arrestations en masse et une « grande purge politique », une expérience terrifiante qui devient quotidienne à dater de cet instant.
Ces premières années de la Grande Terreur sont paradoxalement heureuses pour Chostakovitch : les représentations de Lady Macbeth du district de Mtsensk continuent de remporter un vif succès, et il poursuit son travail de composition avec ardeur. Voyant dans son entourage d'éminents représentants de la littérature et des beaux-arts multiplier les déclarations opportunistes, Chostakovitch cherche d'abord à préserver son indépendance, et ses déclarations publiques, entre 1932 et 1936, ne contiennent guère de phrases qui puissent passer pour une approbation de l'idéologie agressive du Parti. Les œuvres qu'il compose à cette époque, telles que son Premier Concerto pour piano ou sa Sonate pour violoncelle et piano, ne portent aucune influence de la politique intérieure du pays.
Mais le 28 janvier 1936 paraît dans la Pravda un article intitulé : « Le chaos remplace la musique », diatribe contre l'opéra Lady Macbeth. Staline, accompagné d'Andreï Jdanov et de Mikoïan, avait en effet assisté deux jours auparavant à une représentation de l'opéra au Bolchoï, et l'avait détesté. Cet article, non signé, s'en prend au style musical de l'opéra, fait de « tintamarre, grincements, glapissements », à son « formalisme petit-bourgeois » niant simplicité et réalisme socialiste au profit de l'« hermétisme »; et, enfin, à son « naturalisme grossier » montrant sur scène des personnages « bestiaux », « vulgaires ». L'article va même jusqu'à menacer l'existence de Chostakovitch par cette phrase lourde de sens en pleine folie des purges staliniennes : « On joue avec l'hermétisme, un jeu qui pourrait mal finir ». Les représentations furent aussitôt arrêtées. Le 6 février 1936, Chostakovitch subit un autre coup du sort avec la publication dans la Pravda d'un éditorial éreintant son ballet Le Clair Ruisseau. Puis, quelques jours plus tard, il fait l'objet d'une condamnation officielle au cours d'une réunion de la section de Léningrad de l'Union des compositeurs soviétiques. Beaucoup de ses anciens amis rivalisent alors d'attaques contre lui. Rares sont ceux qui, comme Sergueï Prokofiev, Vissarion Chebaline et Dmitri Kabalevski, osent prendre le parti de Chostakovitch. Ce dernier devient ainsi officiellement un « ennemi du peuple », accusation qui, dans l'URSS des années 1930, précédait bien souvent une déportation. Les mois suivants s'accompagneront d'une intensification de la terreur, touchant de plus en plus brutalement les milieux artistiques : Maxime Gorki meurt dans des circonstances non élucidées, le poète Ossip Mandelstam est assassiné en 1938, Vsevolod Meyerhold est fusillé en 1940, Anna Akhmatova perd son mari et son fils, tandis que Marina Tsvetaïeva se suicide en 1941. En juin 1937, Chostakovitch est convoqué par le NKVD pour être interrogé et ne doit sa survie qu'à l'exécution de l'officier chargé de son dossier. L'attente constante du pire le plonge dans l'insomnie et la dépression. Il est hanté par des idées de suicide, qui ne cesseront de le tourmenter toute sa vie.
La Symphonie n°4, composée entre septembre 1935 et mai 1936, est le reflet de son état psychologique de l'époque. Cette œuvre bouleversante, stylistiquement proche de Lady Macbeth du district de Mtsensk, ne sera créée que dans les années 1960. En effet, Chostakovitch décide de mettre un terme aux répétitions que dirigeait le chef Fritz Stiedry. Selon la version officielle, c'est le compositeur qui retira de lui-même son œuvre, la jugeant alors imparfaite.
Obligé de faire des concessions, Chostakovitch donne à sa musique des accents plus traditionnels. Sa Symphonie n°5, dont la facture très classique emprunte à Beethoven et Tchaïkovski, lui permet un retour en grâce. Avec cette œuvre officiellement qualifiée de « réponse créative d'un artiste soviétique à de justes critiques » (sous-titre de l'œuvre), le musicien a simplifié son style sans pour autant réprimer sa personnalité. Toute l'œuvre peut même être interprétée, sous la surface d'un langage conventionnel, comme la marque d'une profonde révolte contre la tyrannie. La création de la 5e Symphonie fut aussi le point de départ de l'amitié du compositeur avec le chef Ievgueni Mravinski.
En mai 1938, Chostakovitch compose son Premier Quatuor à cordes, puis jusqu'en 1941, il s'occupe essentiellement de musiques de films. Entre avril et novembre 1939, il compose la Symphonie n°6.
Guerre et après-guerre
En 1941, Chostakovitch reçoit le Prix Staline pour son Quintette avec piano et cordes, œuvre commandée par le Quatuor Beethoven dont Chostakovitch devait tenir la partie de piano lors de la tournée que le quatuor devait faire en 1942 à travers toute l'URSS.
Le 8 août 1941, les premiers avions allemands bombardent Leningrad. La mobilisation est décrétée et Chostakovitch est incorporé à sa demande dans un piquet d'incendie du groupe de défense antiaérienne. Il se lance dans l'écriture de sa Symphonie n°7 « Leningrad », composée au début du siège de la ville, puis à Kouïbychev (aujourd'hui Samara), où Chostakovitch et sa famille sont évacués en octobre 1941. L'œuvre est terminée en décembre 1941, alors que Léningrad est toujours assiégée. La première de cette symphonie, au gigantisme patriotique, a lieu à Kouïbychev en mars 1942. Quelques jours plus tard, elle est jouée à Moscou lors d'un concert retransmis à la radio et perturbé par les alertes de la défense antiaérienne. Rapidement populaire aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est, elle est jouée 62 fois sur le continent américain entre 1942 et 1943. L'œuvre sera même interprétée à Léningrad le 9 août 1942.
En 1943, Chostakovitch compose l'une de ses plus importantes symphonies, la Symphonie n°8 (rarement et improprement sous-titrée Stalingrad ; cet hommage n'est pas de Chostakovitch lui-même), dédiée à Mravinski. Considérée par beaucoup comme le chef-d'œuvre symphonique de Chostakovitch, cette symphonie est semblable à un cri de protestation contre la guerre, le totalitarisme et la volonté de suprématie en général.
La guerre terminée, Chostakovitch compose sa Symphonie n°9. Tous s'attendent à ce que Chostakovitch produise une symphonie en forme d'apothéose, célébrant la victoire sur le fascisme. Tout au contraire, cette nouvelle symphonie, qui ne dure pas plus d'une demi-heure et ne nécessite qu'un petit orchestre classique, tourne ouvertement la victoire de Staline en dérision avec ses thèmes légers, voire ridicules.
Outre trois grandes symphonies, Chostakovitch a beaucoup composé pendant la guerre : les Deuxième et Troisième Quatuors à cordes, parmi les plus beaux de la série, la Deuxième Sonate pour piano, l'opéra Les Joueurs d'après Nicolas Gogol, qui restera inachevé, six romances sur des textes de poètes et des poèmes populaires anglais. Surtout, Chostakovitch compose au printemps 1944 l'un des chefs-d'œuvre de sa musique de chambre, le Second Trio avec piano, dédié à la mémoire de son grand ami disparu Ivan Sollertinski.
En 1948, Chostakovitch est emporté par le tout puissant jdanovisme artistique et son représentant Tikhon Khrennikov. Dans un premier temps, il est critiqué ouvertement (avec d'autres musiciens) lors d'une résolution du parti du 10 février 1948. Il doit faire alors, à plusieurs reprises, son autocritique et perd sa place de professeur, pour ne retrouver un poste qu'en 1961. Son fils Maxime Chostakovitch est même contraint de le condamner publiquement. Alors que le Parti renforce son emprise sur la vie culturelle et artistique soviétique, Chostakovitch, une seconde fois victime de la lutte contre le formalisme, écrit son œuvre la plus ouvertement contestataire, le Raïok, dans laquelle il se moque de Staline et de ses subalternes.
En juillet 1947, il aborde la composition du Premier Concerto pour violon, puis, durant l'été 1948, il écrit ses Chansons juives, notamment en réaction à l'antisémitisme ambiant. Il sera contraint de cacher ces œuvres, comme jadis la Quatrième Symphonie.
En 1949, Chostakovitch participe à un voyage aux États-Unis organisé à l'occasion d'un congrès culturel. Il écrit la même année son oratorio Le Chant des forêts, une œuvre de circonstance, mais non dénuée d'intérêt, ainsi que son Quatrième Quatuor à cordes, dans lequel se fait sentir l'influence du folklore juif, et qui ne sera créé qu'en 1953. C'est également en 1949 qu'il composa la musique du film La Chute de Berlin. En 1950, année du bicentenaire de la mort de Bach, Chostakovitch s'attelle à un cycle de 24 préludes et fugues ; puis, durant l'hiver 1952, il compose son Cinquième Quatuor à cordes.
En 1953, alors que la situation de Chostakovitch semble figée, comme celle de bien d'autres musiciens soviétiques, survient l'annonce de la mort de Staline, le 5 mars 1953. Le compositeur revient alors à l'écriture symphonique, après cinq ans d'arrêt, en composant sa Dixième Symphonie de juillet à octobre 1953. La création en décembre 1953 est un triomphe pour Chostakovitch.