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 Chants d'un compagnon errant

Lieder eines fahrenden Gesellen

Les Lieder eines fahrenden Gesellen (en français Chants d'un compagnon errant), sont un cycle de quatre chants composées par Gustav Mahler. La première audition complète eut lieu à la suite de la révision de 1896 mais la composition des chants remonte au milieu des années 1880. Le 1er janvier 1885 Mahler se livre dans une lettre à Friedrich Löhr :  "J'ai écrit un cycle de lieder, six pour le moment, qui lui sont tous dédiés. Elle ne les connaît pas. Que peuvent-ils d'ailleurs lui dire d'autre que ce qu'elle ne sait déjà ?... Les lieder sont conçus dans leur ensemble comme si un compagnon errant, frappé par le destin, s'évadait dans le monde et marchait droit devant lui ". 
De ces six lieder ébauchés de 1883 à 1885 pour Johanna Richter il ne mettra finalement que quatre textes en musique.

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Composition

 

Alors que le texte du premier poème est tiré du recueil Des Knaben Wunderhorn, les trois suivants sont de la main de Mahler. Le thème est un des favoris du romantisme allemand : « celui du héros déçu, victime innocente de la destinée, qui erre sans but et recherche au loin, l'apaisement de ses peines ».

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Fatuité ingénue d'un jeune compositeur qui veut immortaliser ses propres poèmes ? "Rappelons ici que le compositeur a expliqué lui-même à plusieurs reprises qu'il se refusait à mettre en musique des poèmes de génie, lesquels, par définition, se suffisaient à eux-mêmes" (Henry-Louis de La Grange, Mahler, vol.I, p. 954)

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Création et réception

 

Ging heut' morgen über's Feld fut créé par Betty Frank, soprano,  lors d'un concert de bienfaisance le 18 avril 1886 au Grand Hôtel de Prague. Mahler était au piano. La critique en fut particulièrement élogieuse. Par contre, le cycle complet ne fut créé que dix ans plus tard, le 16 mars 1896, à Berlin, dans sa version orchestrale. Le baryton Anton Sistermans était alors accompagné de l'Orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Mahler.

Mahler parle

 

« Ah ! […] Peindre avec des sons, tout le monde est capable de cela… Mais je ne demande pas à un lied de gazouiller, lorsque paraît un oiseau, ni de gronder dans la basse lorsque souffle le vent ! Je demande : thème, développement du thème, élaboration thématique, chant et non pas dé-cla-ma-tion ! »

Ernst Decsey, « Stunden mit Mahler », in Die Musik, Jarh. X, n° 21, p. 143, cité par Henry-Louis Delagrange, op. cit., vol. 2, p. 702.

Définissant ses principes de composition, Mahler écrivait en 1899 « Le vrai principe de la musique est de progresser sans cesse (...), dans un discours ininterrompu, sans reprises littérales. (...) La loi de base de la musique est l’éternel devenir, le développement perpétuel, de même que l’univers ne cesse jamais de se transformer et de se renouveler ».

[cité par Lisa Nannucci, département de culture musicale, CNSMD de Lyon]

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Au sujet du recueil Des Knaben Wunderhorn : "J'adhère totalement et en pleine conscience au ton de cette poésie qui se distingue considérablement de tout autre type de "poésie littéraire" et se rapproche plus de la nature et de la vie - source de toute poésie - que de l'art". 

Les quatre poèmes 

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Wenn mein Schatz Hochzeit macht 

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Wenn mein Schatz Hochzeit macht,
Fröhliche Hochzeit macht,
Hab' ich meinen traurigen Tag!
Geh' ich in mein Kämmerlein,
Dunkles Kämmerlein,
Weine, wein' um meinen Schatz,
Um meinen lieben Schatz!

Blümlein blau! Verdorre nicht!
Vöglein süß!
Du singst auf grüner Heide
Ach, wie ist die Welt so schön!
Ziküth! Ziküth!

Singet nicht! Blühet nicht!
Lenz ist ja vorbei!
Alles Singen ist nun aus!
Des Abends, wenn ich schlafen geh',
Denk'ich an mein Leide!
An mein Leide!

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Ging heut' morgen über's Feld

 

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Ging heut' Morgen über's Feld,
Tau noch auf den Gräsern hing;
Sprach zu mir der lust'ge Fink:
"Ei du! Gelt? Guten Morgen! Ei gelt?
Du! Wird's nicht eine schöne Welt?
Zink! Zink! Schön und flink!
Wie mir doch die Welt gefällt!"

Auch die Glockenblum' am Feld
Hat mir lustig, guter Ding',
Mit den Glöckchen, klinge, kling,
Ihren Morgengruß geschellt:
"Wird's nicht eine schöne Welt?
Kling, kling! Schönes Ding!
Wie mir doch die Welt gefällt! Heia!"

Und da fing im Sonnenschein
Gleich die Welt zu funkeln an;
Alles Ton und Farbe gewann
Im Sonnenschein!
Blum' und Vogel, groß und Klein!
"Guten Tag, ist's nicht eine schöne Welt?
Ei du, gelt? Schöne Welt!"

Nun fängt auch mein Glück wohl an?
Nein, nein, das ich mein',
Mir nimmer blühen kann!

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Ich hab' ein glühend Messer

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Ich hab' ein glühend Messer,
Ein Messer in meiner Brust,
O weh! Das schneid't so tief
in jede Freud' und jede Lust.
Ach, was ist das für ein böser Gast!
Nimmer hält er Ruh',
nimmer hält er Rast,
Nicht bei Tag, noch bei Nacht,
wenn ich schlief!
O weh!

Wenn ich den Himmel seh',
Seh' ich zwei blaue Augen stehn!
O weh! Wenn ich im gelben Felde geh',
Seh' ich von fern das blonde Haar
Im Winde weh'n!
O weh!

Wenn ich aus dem Traum auffahr'
Und höre klingen ihr silbern Lachen,
O weh!
Ich wollt', ich läg auf der Schwarzen Bahr',
Könnt' nimmer die Augen aufmachen!

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Die zwei blauen Augen von meinem Schatz

 

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Die zwei blauen Augen von meinem Schatz,
Die haben mich in die weite Welt geschickt.
Da mußt ich Abschied nehmen vom

allerliebsten Platz!
O Augen blau, warum habt ihr mich angeblickt?
Nun hab' ich ewig Leid und Grämen!

Ich bin ausgegangen in stiller Nacht
wohl über die dunkle Heide.
Hat mir niemand Ade gesagt
Ade!
Mein Gesell' war Lieb und Leide!

Auf der Straße steht ein Lindenbaum,
Da hab' ich zum ersten Mal im Schlaf geruht!
Unter dem Lindenbaum,
Der hat seine Blüten über mich geschneit,
Da wußt' ich nicht, wie das Leben tut,
War alles, alles wieder gut!
Alles! Alles, Lieb und Leid
Und Welt und Traum!

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Quand ma bien-aimée aura ses noces

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Quand ma bien-aimée aura ses noces,

Ses noces joyeuses,

J'aurai mon jour de chagrin !

J'irai dans ma petite chambre,

Ma petite chambre sombre !

Je pleurerai sur ma bien-aimée,

Sur ma chère bien-aimée !

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Petite fleur bleue ! Ne te dessèche pas !

Gentil petit oiseau !

Tu chantes au-dessus du pré vert.

Ah, que le monde est beau !

Cui-cui ! Cui-cui !

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Ne chantez pas ! Ne fleurissez pas !

Le printemps est fini !

Tous les chants sont terminés maintenant !

La nuit quand je vais dormir,

Je pense à mon chagrin,

À mon chagrin.

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Ce matin, j'ai marché à travers les champs

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Ce matin, j'ai marché à travers les champs,

La rosée était encore accrochée à l'herbe ;

Le joyeux pinson me parlait :

"Eh, toi ! N'est-ce pas ? Quel beau matin ! N'est-ce pas ?

Toi ! Le monde ne sera-t-il pas beau ?

Cui-cui ! Beau et vif !

Comme le monde me plaît !"

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Et dans le champ les campanules

m'ont gaiement, ding-ding,

avec leurs clochettes

carillonné leur bonjour :

"Le monde ne sera-t-il pas beau ?

Ding-ding ! Il sera beau !

Comme le monde me plaît ! Holà !

 

"Et alors, dans l'éclat du soleil,

le monde commença soudain à briller ;

tout a gagné son et couleur

dans l'éclat du soleil !

Fleur et oiseau, petit et grand !

"Bonjour, le monde n'est-il pas beau ?

Eh, toi ! N'est-ce pas ? Un beau monde !"

 

Mon bonheur commencera-t-il maintenant aussi ?

Non, non, ce à quoi je pense

Ne fleurira jamais !

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J'ai un couteau à la lame brûlante

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J'ai un couteau à la lame brûlante,

Un couteau dans ma poitrine.

Hélas ! Il s'enfonce si profond

dans toute joie et tout plaisir.

Ah, quel hôte terrible il est !

Jamais il ne se repose,

jamais il ne fait de pause,

Ni le jour, ni la nuit,

quand je voudrais dormir.

Hélas !

 

Quand je regarde vers le ciel,

je vois deux yeux bleus !

Hélas ! Quand je marche dans le champ doré,

je vois au loin ses cheveux blonds

flottant dans le vent !

Hélas !

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Quand je me réveille d'un rêve

et que j'entends son rire argenté sonner,

Hélas !

Je voudrais être allongé sur le catafalque noir,

et ne jamais, jamais rouvrir les yeux !

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Les deux yeux bleus de ma bien-aimée

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Les deux yeux bleus de ma bien-aimée

m'ont envoyé dans le vaste monde.

Alors je dois dire adieu à cet endroit

très cher !

Oh, yeux bleus, pourquoi m'avez-vous regardé ?

Maintenant j'ai un chagrin et une douleur éternels !

 

Je suis parti dans la nuit tranquille,

à travers la lande sombre.

Personne ne m'a dit adieu.

Adieu !

Mes compagnons étaient l'amour et le chagrin.

 

Sur la route se tenait un tilleul,

Et là pour la première fois j'ai dormi.

Sous le tilleul,

Qui faisait tomber sur moi ses fleurs comme de la neige,

Je ne savais pas ce que la vie fait,

Et tout, tout, s'est arrangé !

Tout ! Tout, amour et chagrin,

Et le monde et le rêve !

Manuscrit Mahler

Manuscrit des Chants d'un Compagnon errant de la main de Gustav Mahler

L'inspiration du romantisme allemand : 

Des Knaben Wunderhorn

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Des Knaben Wunderhorn. Alte deutsche Lieder, traduit en français par Le Cor merveilleux de l’enfant, est un recueil d'environ mille chants populaires (Volkslieder) germaniques, des plus anciens remontant à la fin du Moyen Âge jusqu’à la période contemporaine de publication. L'exemple de Goethe et de Herder, qui les premiers s'enthousiasmèrent pour la poésie populaire, a sans doute incité deux des plus authentiques représentants du romantisme allemand, Clemens Brentano et Achim von Arnim, à publier le recueil qui a pour toujours associé leurs noms. Il a été publié entre 1805 et 1808, en trois volumes.

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Recueillies de la bouche du peuple ou dans de vieux manuscrits, ces chansons populaires furent choisies pour répondre à une mission culturelle et patriotique dont Arnim en particulier se sentait investi : rendre accessibles aux masses populaires les trésors de poésie accumulées au cours des siècles et dont elles sont les dépositaires. Plus sensibles aux exigences artistiques, Brentano les adapta, soucieux d'en perfectionner la forme, tout en respectant l'expression naïve et spontanée. Elles chantent les paysages grandioses ou charmants qui se métamorphosent au rythme des saisons, les sentiments humains élémentaires et les vicissitudes de l'amour : joie de l'amoureux comblé, soupirs de la jeune fille qui espère, plaintes de l'amante abandonnée ; la dualité tragique de l'âme allemande déchirée d'une part entre sa nostalgie du pays natal et d'autre part l'appel vers l'aventure et les lointains inconnus dont le Cor merveilleux, qui figurait sur la page de titre de l'édition originale, offrait le symbole. 

« Demain il me faut partir, / M'éloigner de toi. / Ô toi, beauté sans pareille, / Partir c'est souffrir. / Oui mon amour fut fidèle / Au-delà de tout. / Pourtant je dois te quitter. »

Véritable « fontaine de jouvence » à laquelle toute une génération de poètes (Eichendorff, Uhland, Mörike, Geibel, Heine, Lenau) a puisé, source d'inspiration pour de nombreux musiciens (Weber, Schubert, Schumann, Brahms dont sa célèbre berceuse Bonsoir, bonne nuit, Mahler, R. Strauss), Le Cor merveilleux de l'enfant a exercé, parallèlement aux Contes des frères Grimm, une influence qui, dépassant largement le simple romantisme, s'est manifestée tout au long du 19e siècle.

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« L'un des meilleurs recueils de chants populaires en Allemagne est celui qui a été publié par M. C. Brentano, sous le titre Des Knaben-Wunder-Horn (le Cor merveilleux de l'enfant). Ce titre exprime toute la pensée poétique de l'ouvrage ; c'est, en effet, un cor merveilleux qui répète aux intelligences qui ont gardé la douce impressionnabilité de l'enfance les tendres romances, les balades chevaleresques, les touchantes mélodies du passé. Religieuses croyances des peuples, traditions d'amour, cris de guerre et de patriotisme, tout est là réuni : c'est une image de la vieille Allemagne ; c'est le fidèle écho des sentiments qui ont tour à tour ému le cœur de ses enfants, égayé les travaux du jour, et animé le soir les veillées de la famille. » (Le Magasin pittoresque, 1845, p. 195)

"Plus qu’une rencontre, la complicité entre compositeurs et poètes peut inciter à une communion parfaite et sublimer une œuvre. Poursuivant la veine inaugurée par Schubert et Müller avec le Voyage d’hiver, puis Schumann et Heine avec les Dichterliebe, c’est au tour de Mahler d’interroger la poésie via Des Knaben Wunderhorn, anthologie de textes traditionnels réécrits par Achim von Arnim et Clemens von Brentano ; recueil devenu pilier de la culture populaire germanique et associé au romantisme en éclosion du début du XIXe siècle.
D’une plume hybride, littéraire et musicale, surgit tout un monde qui fascine, peuplé de personnages fantastiques, d’amour éperdu, de légende, mais aussi de drôleries et d’animaux personnifiés."

Lisa Nannucci, Autour des Lieder de Mahler, 2017 

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Analyse de Gil Pressnitzer sur le site Esprits Nomades

 

"Engagé dans ce long périple initiatique, qui de ville d'eau en capitale culturelle, fera de Mahler le plus grand chef d'orchestre de son temps, il est pour le moment fixé à Kassel. Le premier lied sera issu du recueil du Knaben Wunderhom d'Arnim et Brentano, qu'il ne connaît alors que par bribes, les autres sont de sa propre composition. Ceci montre à quel point Mahler était mimétiquement imprégné de cet univers populaire fait de douleurs, d'ironie, de voyages sans but, et de forêts germaniques. Plus que l'influence du "Voyage d'hiver" de Schubert, malgré la présence consolante du tilleul, et l'impératif exil au-delà des lumières de l'amour partagé et du voyage vers la nuit, Mahler, d'instinct, se fond dans le puits germanique de l'errance et du non-partage.


Pourtant à la différence de Schubert, qui ne voit d'autre issue que la mort, Mahler pose déjà le début et la fin de son œuvre : cette quête d'une sorte de sérénité et d'apaisement, par dissolution dans la nature, et apprivoisement du néant. Déjà le Chant de la Terre perce dans ces chants d'amour déçu. Bien sûr le thème central du romantisme allemand depuis Novalis est bien présent : la quête de l'inaccessible fleur bleue, et le mythe du "Wanderer", de l'errant qui doit au-delà des aubes impossibles, des lumières des villages entrevus, poursuivre sa route sans espoir."


Et le cycle de lieder s'organise expressivement dans ces différents stades psychologiques qui conduiront à la nature consolatrice et aussi mère enveloppante. Et cette neige de feuilles de tilleul tombant sur l'errant est déjà une consolation de l'au-delà.

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Ce cycle a été composé très vite, quelques jours à peine, autour de janvier 1885, et par son mélange de pureté, de sincérité, d'auto dérision parfois, il atteint directement au chef-d’œuvre. Mahler ne le remaniera quasiment pas.


Et c'est bien cette adéquation entre ce jeune fou d'absolu de 24 ans, et ce compagnon jeté au travers des routes du monde froid, vers une recherche de l'apaisement face à l'insoutenable, qui dégage cette lumière et monte si haut pour une œuvre de jeunesse.


Cette confession d'un enfant de la fin du siècle, lui-même, voyageur déraciné, cherchant ces horizons bleus au-delà de la douleur, rejoint le miracle schubertien, avec en plus les qualités de voyant propre à Mahler.

 

 
1 - Wenn mein Schatz Hochzeit macht (Quand ma bien aimée se marie)


"Lent et triste jusqu'à la fin" indique Mahler qui reprend un texte de Wunderhorn auquel il ajoute ses vers.
Sur un thème éternel, presque proche de Heine aussi, ce lied avec ses alternances de mouvements rapides, et de ralentissement quand la voix raconte, décrit la fuite devant la trahison de l'autre. Les passages où la nature s'invite sont marqués par une musique d'oiseaux (trilles). Le lied est traité de façon strophique, mais dans la dernière strophe tout mouvement rapide de la vie a disparu pour laisser place à une désolation tracée au désert de l'amour.
Des inflexions populaires (moraves ?) montrent l'extraordinaire habileté de Mahler à se bâtir un nouveau langage à partir de matériaux épars et composites. Son extraordinaire science de l'orchestre fait sourdre l'émotion de mille trouvailles orchestrales.

 

 
2- Ging' heut' morgens über Feld (Ce matin j'ai traversé la prairie)


Ce lied aérien, de plus en plus lent, introduit des effets de timbres qui le mettent en état d'apesanteur (flûte, glockenspiel, harpe...) et la réduction de Schoenberg, merveilleusement habile, ne peut toutefois rendre pleinement ce moment.
Les quatre strophes se traversent "comme des gouttes de rosée", et la musique qui invoque pinson et muguet, se veut consolation de la nature. Mais fleurs et oiseaux ne pourront rien devant la fin du lied : le bonheur est enfui, et la musique plonge vers le vide et le doute. L'orchestre transparent devient lentement lourd des doutes à porter et se pare du voile de la nostalgie.


 
3 - Ich hab'ein glühend Messer (J'ai une lame brûlante dans ma poitrine)


Tempétueux et sauvage, puis retenu, à nouveau rapide et furieux, lent et déclamation finale : telles sont les indications de Mahler.
C'est le plus dramatique du cycle, le plus éloigné de la nature, et même des formes populaires. Son caractère désespéré se traduit par des phrases véhémentes et brèves aussi bien à la voix qu'à l'orchestre.
 
L'aspect de hantise de ce lied, avec ces yeux bleus qui partout le regardent, est traduit par un ralentissement étonnant de l'orchestre avec des interludes orchestraux, des sauts dans le grave, et un grand usage du chromatisme. Ce lied, proche de Schumann, mais bien plus complexe se termine par cette descente au tombeau, dans le grave pour échapper à ces maudits yeux bleus.
Le retour incessant, mélodique et verbal, du mot douleur (Weh !) vient se briser à la fin extraordinaire du lied, qui touche à la nudité du désespoir, la musique fait un véritable saut dans le vide.
Dans ce lied, il neige des larmes glacées, et l'extraordinaire jeu de timbres mis en place par Mahler, les rend palpables.
Ce lied est un des grands lieder hallucinatoires de la musique.


 
4 - Die zwei blauen Augen (Les yeux bleus de ma bien aimée)


"Dans un mystérieux sentiment de deuil - En évitant la sentimentalité."
Cette indication de Mahler, qui ne voulait aucun ralentissement dans cette sorte de marche funèbre, est essentielle. C'est la première fois qu'un élément fondamental de la poétique de Mahler apparaît : cette longue marche venant des origines du monde et qui sera encore celle qui précipitera sur les routes de l'angoisse tant de populations, tant d'individus brisés.
Mais cette marche, certes issue de la désolation militaire, ne doit être en rien écrasante ou triomphale, elle va vers une résignation sans illusion où rêve et monde se mélangent.
Les strophes sont traitées différemment. Après le départ du lieu chaud des humains, arrive l'épisode consolateur de la bénédiction des feuilles du tilleul, arbre-clé de la tradition germanique, et le lied ensuite s'efface de façon presque lumineuse. Il devient étrangement prémonitoire de l"ewig" (éternellement) terminal du Chant de la Terre.
Mahler nous a raconté en musique, une histoire, son histoire en utilisant pour la première fois des sortilèges orchestraux, des techniques nouvelles (progressions tonales, rôle narratif de la voix et même de certains instruments précis). Mahler vient de s'éloigner d'un amour anéanti, Mahler vient aussi de s'éloigner de tout un monde tonal et romantique également anéanti. Les pays qu'il cherche peuvent s'ouvrir, ce cycle est à la fois adieu au lied romantique et ouverture vers le nouveau siècle."

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 Gil Pressnitzer,  site Esprits Nomades 

La transcription d'Arnold Schönberg

 

Schönberg réalisa deux arrangements sur les œuvres de Mahler : le Chant de la Terre, et le présent cycle. 


Schönberg a voulu la distribution instrumentale suivante :


- flûte, clarinette, piano, harmonium, triangle, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse.


Cette transcription fut donnée le 6 février 1920 à Vienne. Elle est parfois retouchée, mais l'original est de plus en plus donné. Elle ne peut faire oublier l'original, mais elle met en avant la voix du soliste, un baryton comme Mahler le décrivait.


Cet acte filial de Schönberg vis-à-vis de Mahler est en lui-même signifiant et émouvant, quand on connaît la vénération de l'un, et l'affection de l'autre."

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Gil Pressnitzer, site Esprits nomades

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