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Le thème du Bal masqué

Tour à tour poétique et rêveur, mélancolique ou libertin, tragique ou cynique, fantastique, allégorique, le thème du bal masqué semble se prêter à toutes les variations. En témoignent aux 18e et 19e siècles les oeuvres picturales de Watteau et de Goya, littéraires de Verlaine ou d'Egar Poe, musicales de Verdi, Debussy, Fauré. En témoigne aussi le lyrisme cinématographique de l'Orfeu Negro de Marcel Camus, Palme d'or du Festival de Cannes en 1959.

C'est Marcel Proust dans Le Temps retrouvé qui révèle la figure centrale quoique invisible de ce bal masqué toujours recommencé : le Temps, véritable maître du jeu et de la danse, le temps impitoyable qui masque -ou démasque ?- les visages les plus aimés jusqu'à les réduire à leur hideux masque éternel. 

Anecdote : en juin 1928, un bal masqué fut donné à Paris par le prince et la princesse de Faucigny-Lucinge en l'honneur de Proust, six ans après sa disparition de l'écrivain, le Bal Proust. Francis Poulenc et Georges Auric étaient de la farandole.

Le Bal masqué de Max Jacob et de Francis Poulenc, c'est l'irrévérence surréaliste d'une grotesque parade de marionnettes que la mort a déjà saisies et ne lâchera plus. Le "même pas peur" de l'entre deux guerres, que Polanski, enfant martyr de la Seconde guerre mondiale, traduira avec virtuosité dans Le Bal des Vampires

Clair de lune

Paul Verlaine, Fêtes galantes (1869)



Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

 

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.

 

 À cette atmosphère verlainienne on peut associer les Préludes de Debussy, dont Brouillards (2ème cahier, 1ère pièce), qui transforment la fuite du temps et l'évanescence des formes en un tableau mélancolique un instant fixé, telle une toile de Watteau. 

Mais la gracieuse mélancolie est la soeur souriante du tragique, et le Bal masqué va bientôt tenter d'exorciser par le fantastique ou le ricanement d'autres peurs bien plus viscérales, dont celle de la Mort qui rôde sous son déguisement, quelle que soit la musique. Thématique reprise avec lyrisme dans l'Orfeu Negro de Marcel Camus (1959)

Giuseppe VERDI : Un Bal Masqué (Un ballo in maschera, 1859)

Un ballo in maschera (Un bal masqué en français) est un opéra en trois actes de Giuseppe Verdi sur un livret d'Antonio Somma.

L'opéra fut  créé au Teatro Apollo de Rome le 17 février 1859.

Le livret s'inspire des événements qui ont accompagné l'assassinat du roi Gustave III de Suède au cours d'un bal masqué à l'opéra royal de Stockholm en 1792. Avant Verdi, le drame avait déjà inspiré Daniel-François-Esprit Auber, dont l'opéra Gustave III ou le Bal masqué sur un livret d'Eugène Scribe fut donné avec succès à Paris le27 février 1833. Le librettiste de Verdi, Antonio Somma, s'est inspiré de l'œuvre de Scribe.

Le livret a d'abord été refusé par trois censeurs de la ville de Naples en 1859 : on n'assassine pas un roi sur scène ! Surtout peu de temps après que trois Italiens ont essayé d'assassiner à Paris l'empereur Napoléon III, qui était pourtant un allié ardent du Risorgimento.

Verdi dut s'y reprendre à plusieurs fois... L'action fut d'abord transposée à Stettin, et le roi de Suède devint simple duc de Poméranie. Mais cela ne fut pas suffisant aux yeux des censeurs : pourquoi tuerait-on un duc sur scène ?

Et c'est ainsi que naquit la version autorisée actuelle. L'action se déroule désormais à Boston. Les États-Unis étant une démocratie, on ne saurait leur reprocher de tuer qui ils veulent... Et le roi de Suède, devenu entre-temps duc de Poméranie, n'est plus désormais que le gouverneur de la ville. De là à compter sa mort pour quantité négligeable... (Texte de Maurice Garçon) de Pathé Live.

 

 

Edgar Allen POE : Le Masque de la Mort Rouge

Le Masque de la mort rouge (en anglais: The Masque of the Red Death) est une nouvelle d'Edgar Allan Poe publiée pour la première fois en mai 1842 dans le Graham's Lady's and Gentleman's Magazine sous le titre The Mask of the Red Death.

Traduite en français par Charles Baudelaire, elle fait partie du recueil Nouvelles histoires extraordinaires

L'histoire se situe dans une abbaye fortifiée, dans laquelle le prince Prospero s'est enfermé, avec mille de ses courtisans, afin de fuir l'épidémie foudroyante de Mort Rouge, terrible fléau qui frappe le pays. Indifférent aux malheurs des populations frappées par la maladie, ils mènent alors une vie parsemée de vices et de plaisirs en toute sécurité derrière les murs de l'abbaye.

Une nuit, Prospero organise un bal masqué dans sept pièces de l'abbaye, décorées et illuminée chacune d'une couleur différente : bleu, pourpre, vert, orange, blanc, violet. La dernière est tapissée de noir et éclairée par une lumière rouge sang. Elle inspire une si grande crainte aux invités que rares sont ceux qui osent s'y aventurer. Il s'y trouve une grande horloge d'ébène qui sonne sinistrement à chaque heure; alors, chacun arrête de parler et l'orchestre cesse de jouer.

Durant la soirée, Prospero remarque une figure dans une robe qui ressemble à un linceul, avec un masque semblable au crâne dépeignant une victime de la Mort Rouge. Se sentant gravement insulté, Prospero exige qu'on lui donne l'identité de l'invité mystérieux et ordonne également que l'on s'empare de l'individu. Mais, comme nul n'ose obéir, il tire un poignard et le poursuit à travers les sept pièces. Quand il arrive dans la septième pièce, le mystérieux personnage se retourne et fait face à Prospero, qui s'effondre, mort. Les courtisans, horrifiés et furieux, se jettent sur l'inconnu et lui arrachent son masque, mais découvrent que le costume est vide. Tous comprennent qu'il s'agit de la Mort Rouge elle-même et ils meurent les uns après les autres. Les sols des chambres sont remplis de sang et l'horloge s'arrête de sonner.

L'oeuvre, traduite par Baudelaire, aura une influence importante en France. 

Dans Le Fantôme de l'Opéra (1911), roman de Gaston Leroux, Erik le fantôme se déguise en Mort rouge à l'occasion d'un bal costumé, affichant au grand jour son visage de lépreux à l'insu des invités, qui s'ébahissent devant le réalisme de son soi-disant masque. 

André Caplet s'en inspire pour une oeuvre de musique de chambre, Le conte fantastique pour harpe et quatuor à cordes (1923) : L'œuvre reprend une partition datant de 1909 pour orchestre symphonique et harpe chromatique. La mort est représentée par le jeu de la harpe dont la table est utilisée, à un moment, comme instrument de percussion. 

 

Marcel PROUST. Matinée chez la Princesse de Guermantes (le Temps Retrouvé, 1927)

De retour à Paris après une très longue absence, le narrateur accepte une invitation chez la princesse de Guermantes. En pénétrant dans la salle de bal il a tant de peine à reconnaître ses anciens amis qu’il pense qu’il se sont grimés, mais bientôt il constate qu’eux mêmes marquent le même étonnement devant son propre visage.

"Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi chacun semblait s’être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le Prince avait encore en recevant cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et traînait à ses pieds qu’elles alourdissaient comme des semelles de plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des « âges de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi comme s’il restait après elles le gel de la forêt du petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa bouche raidie et, l’effet une fois produit, il aurait dû les enlever. A vrai dire, je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement, et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d’autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui sans s’embarrasser de ses teintures avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés  ; tout cela d’ailleurs ne lui seyait pas, son visage faisait l’effet d’être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu’on n’aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien étonné au même moment en entendant appeler duc de Chatellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d’ambassadeur dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j’avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. A la première personne que je parvins ainsi à identifier en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être et fut peut-être, bien moins d’une seconde, de la féliciter d’être si merveilleusement grimée, qu’on avait d’abord avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs paraissant dans un rôle où ils sont différents d’eux-mêmes, donnent en entrant en scène, au public, qui même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d’éclater en applaudissements. A ce point de vue le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s’était affublé d’une extraordinaire barbe d’une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et bien plus changer son caractère apparent, sa personnalité, c’était un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux, une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c’était bien M. d’Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d’Argencourt que j’avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n’ayant à sa disposition que son propre corps. C’était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever  ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque en bouillie agitée de ci de là. A peine, en se rappelant certains sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l’oeil, par laquelle il l’exprimait était tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d’un Regnard exagéré par Labiche était d’un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m’en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l’Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne qu’à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle, ce que peut être devenu le plus rapide, le plus sûr en ses traits d’un insecte, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m’avait toujours inspirés M. d’Argencourt devant cette molle chrysalide plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d’Argencourt d’offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain.

Certes, dans les coulisses d’un théâtre, ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l’impossibilité qu’on a à reconnaître la personne travestie. Ici au contraire, un instinct m’avait averti de les dissimuler le plus possible, qu’elles n’avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n’était pas voulue, et je m’avisai enfin, ce à quoi je n’avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu’on a cessé d’aller dans le monde et pour peu qu’elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu’on a connues autrefois, vous fait l’effet d’une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l’on est le plus sincèrement « intrigué » par les autres, mais où ces têtes qu’ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir ne se laissent pas défaire, par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas aussi les intrigue nous-même. Car la même difficulté que j’éprouvais à mettre le nom qu’il fallait sur les visages semblait partagée par toutes les personnes qui apercevaient le mien, n’y prenaient pas plus garde que si elles ne l’eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l’aspect actuel un souvenir différent. 

 

 

 

 

Marcel CAMUS Orfeu Negro (1959)

(Bande annonce. Voir les dernières images)

 

 

Roman POLANSKI : Le Bal des Vampires (1967)

L'humour macabre et surréaliste de cette scène célèbre, à la fin de laquelle les masques se démasquent par leur reflet dans le miroir, fait écho aux poèmes de Max Jacob.

(Cet extrait est en espagnol, mais le visuel se suffit de lui-même.)

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