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l'Invitation de Jeanette Thurber

Jeanette (ou Jeannette) Meyers Thurber, 1850-1946

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(source : MusicaBohemica, Alain Chotil-Fany)

Le nom de Jeannette Thurber serait certainement bien oublié aujourd'hui si cette New-yorkaise fortunée n'avait eu une idée extraordinaire en cette fin de XIXe siècle.

Jeannette Thurber aime la musique, passionnément. Suivant une tradition bien américaine de mécénat privé, elle fonde au cœur de Manhattan un conservatoire dans les années 1880. Il fallait lui donner une aura internationale. Elle demande au baryton franco-belge Jacques Bouhy (1848-1929) d'être le directeur de la nouvelle institution. Mais l'homme qui incarna le premier Escamillo dans Carmen (Bizet) ne réussit guère à faire sortir le Conservatoire d'un anonymat de province, en dépit de son intitulé prestigieux : National Conservatory of Music of America. Au bout de quatre années, Bouhy part, laissant la grande fondation de Mrs Thurber dans son état toujours aussi confidentiel. Mais l'opiniâtre mécène ne peut pas rester sur un échec. Elle doit viser plus haut, inviter un artiste plus exceptionnel encore ; une sommité qui saurait non seulement donner au Conservatoire National une digne renommée, mais aussi modifier le destin de la musique américaine.

Car  telle est la grande idée de Mrs Thurber. Éloigner la musique américaine de son cours actuel, trop proche de l'école allemande, tantôt wagnérienne et tantôt brahmsienne. Les États-unis comportent un grand nombre de compositeurs de talent, mais juste bons à singer les modes de la lointaine Europe. Est-ce donc cela, la musique américaine ? Un art d'imitation parfois talentueux mais sans caractère ? Souvenons-nous que ni Gershwin, ni Copland, ni Bernstein a fortiori n'étaient encore nés, et que Charles Ives est encore un tout jeune homme.

Mais qui sera donc capable de relever un tel défi ? Elle confie une mission à la jeune pianiste Adele Margulies : dénicher l'oiseau rare, l'homme qui saurait révéler aux Américains l'originalité de leur propre musique. Elle consultera à cette fin Antonín DvoÅ™ák et aurait envisagé - l'information est incertaine - d'approcher le jeune Jean Sibelius.

Ce dernier n'est pas encore, loin s'en faut, un grand musicien, mais son talent prometteur a déjà suscité l'intérêt. Antonín DvoÅ™ák est quant à lui l'un des compositeurs les plus connus. A l'approche de la cinquantaine, il est célébré sur le continent et en Angleterre. Ses œuvres abordent tous les genres, de l'oratorio monumental à la musique de chambre la plus intimiste. Il est apprécié d'autres grandes figures contemporaines : Brahms l'avait fait connaître à Vienne et en Allemagne, et Tchaïkovski l'avait invité à diriger ses œuvres en Russie. Et puis, il parle la langue anglaise, ce qui serait un avantage certain pour le projet new-yorkais.

Mais autre chose encore a pu forcer le choix de Mme Thurber. Depuis longtemps DvoÅ™ák est connu pour composer en re-créant les meilleures inspirations populaires. Ses œuvres relèvent souvent d'un "faux folklore" à la beauté confondante, sans jamais relever du pastiche. Ses seize Danses Slaves, toutes remarquables, toutes différentes et toutes inventées à la manière des danses populaires, en sont une merveilleuse illustration. Ce talent, pense Jeannette Thurber, servira la musique américaine. Ce qu'avait fait DvoÅ™ák pour le vieux continent, il sera capable de le renouveler pour le Nouveau Monde.

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Naissance d'une nation, (The Birth of a nation) - 1915 (197 mn) - D.W. Griffith - VOSTFR

L'invitation

(source : MusicaBohemica)

Le compositeur tchèque reçoit le 6 juin 1891 un bien curieux télégramme envoyé de Paris et rédigé en anglais. Dans l'espace réservé à l'expéditeur, il lit un nom inconnu : "Jeannette Thurber".


« Accepteriez-vous position Directeur Conservatoire National de Musique New York octobre 1892. Aussi diriger six concerts de vos œuvres. »
 

Le style laconique ne laisse aucun doute sur l'importance de la mission. S'installer en Amérique, pour un travail institutionnel ? L'offre laissait DvoÅ™ák perplexe : il n'avait jamais assuré une tâche si importante, ni quitté son pays pour une longue période. Ses seuls séjours à l'étranger n'avaient pas dépassé une poignée de jours. Et voilà qu'on lui parle maintenant d'une saison entière dans la lointaine New York ! Ce n'est pas une mince affaire.

Mais Antonín DvoÅ™ák pense aussi aux finances familiales. Malgré le succès, il n'est pas riche. Aucun riche mécène ne l'entretient, l'Etat ne lui verse pas une pension régulière. Le compositeur a encore à l'esprit les récents démêlés avec ses éditeurs Simrock, le Prussien, puis Littleton, l'Anglais propriétaire de Novello, au sujet de ses honoraires. Novello, certes, paye mieux, mais à chaque composition il faut discuter ferme. Les deux éditeurs renâclent à acheter des symphonies, sous prétexte que ce genre se vend mal. L'offre de Mrs Thurber est en revanche assortie d'un très bon salaire, enfin de quoi assurer le futur pour ses six enfants, son épouse et son vieux père.
 

DvoÅ™ák hésite longuement, consulte ses amis, négocie encore les termes du contrat. Alfred Littleton, l'éditeur anglais, lui apporte une aide précieuse. Le compositeur s'était engagé auprès du Conservatoire de Prague pour donner des cours de composition : heureusement, son ami Karel Bendl accepte de prendre sa relève, dans l'éventualité où DvoÅ™ák partirait.

Tous les détails réglés, Antonín DvoÅ™ák réunit sa famille. Il veut que la décision soit prise en commun. Il demande à ses enfants et à Anna, son épouse, de voter pour ou contre le départ à New York. La majorité est favorable. Et c'est ainsi que DvoÅ™ák accepte l'offre de Jeannette Thurber.

Sa prise de fonction est prévue pour septembre 1892. Pendant les premiers mois de cette année, une tournée à travers la Bohême lui permet de jouer, au piano, ses oeuvres de musique de chambre et surtout son Trio Dumky, aidé en cela par le violoniste Emil Lachner et le grand Hanuš Wihan au violoncelle.

L'été est consacré à l'écriture d'une cantate pour les célébrations de la découverte de l'Amérique. Christophe Colomb n'avait-il pas inventé le Nouveau Monde quatre siècles plus tôt, le 12 octobre 1492 ? DvoÅ™ák doit en réalité écrire deux oeuvres chorales - un Te Deum et The American Flag - faute de recevoir à temps le texte patriotique américain promis par Mme Thurber.


Le 17 septembre 1892, le compositeur embarque sur le S. S. Saale au départ de Brême à destination de New York. Son épouse Anna, et deux de ses enfants, le petit Antonín et l'aînée Otylie, l'accompagnent.

Le regard de l'Amérique sur ses minorités au début du 20e siècle : les insupportables témoignages du cinéma, à travers deux films de D.W. Griffith (1875-1948)

Naissance d'une nation (1915) : la présence du Ku Klux Klan

The Call of the Wild (1908) : le regard sur les Indiens

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L'apport de Dvorak au projet de Mrs. Thurber

 

Les milieux musicaux des Etats-Unis reconnaissent immédiatement dans La Symphonie du Nouveau Monde de cette année 1893 la première grande oeuvre à avoir été composée sur leur sol. Un style américain est créé, même s'il n'est pas du goût de tout le monde : un compositeur tchèque ? Une inspiration noire et indienne ? voyez-vous cela !

Avec le recul, nous constatons que DvoÅ™ák reste un précurseur pour son intérêt, alors incompréhensible et incompris, pour les musiques noires. Les conséquences du succès de cette symphonie dépassent le seul cadre artistique, en provoquant une subite prise de conscience de la richesse du patrimoine autochtone et en combattant à sa manière les préjugés racistes. L'événement donne ses lettres de noblesse à des cultures jugées jusqu'alors inférieures.

Une étape est franchie : les Américains se détournent enfin des modèles artistiques européens. La vie musicale était dominée par Wagner et les autres grands compositeurs du Vieux Continent ? Après le passage de DvoÅ™ák apparaîtront les premières gloires de la musique américaine, Charles Ives, Aaron Copland, George Gershwin, Duke Ellington... Tous ces noms sont liés, de près ou de loin, aux trois saisons new-yorkaises du compositeur tchèque. 

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Mais l'essentiel est ailleurs. DvoÅ™ák exprime dans sa symphonie l'universalité des sentiments, de la douleur, de la nostalgie. Peu importe l'appartenance à une culture, à une nation ; la douleur d'un Indien n'est pas moins véridique et respectable que la nostalgie d'un esclave noir, ou d'un paysan tchèque. Seul l'homme compte, parce qu'il est homme, au-delà des cultures, au-delà des différences et des destins.

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Une générosité partagée

 

(source : Wikipedia)

Les difficultés persistantes de Mrs. Thurber à obtenir des fonds pour son école - publique ou privée - et son énergie déclinante en vieillissant ont contribué à la disparition de l'école, mais son succès a aussi bien fonctionné : les écoles de musique se sont mises en branle pour les professeurs et les étudiants . D'un autre côté, son école a été évincée du registre de l'histoire musicale bien avant que les portes ne soient fermées. L'établissement est ostensiblement absent de la National Music of America d'Elson, écrite en 1899, ainsi que de l'Histoire de la musique de Waldo Selden Pratt en 1909, pourtant l'école faisait encore de la publicité au niveau national et recrutait des centaines d'étudiants. 

Les chercheurs suggèrent que cela pourrait être parce que l'école a été perçue  comme étant «particulièrement efficace pour aider les étudiants de naissance étrangère et certaines classes spéciales, comme les aveugles et ceux du sang noir.» Ou parce que l'orchestre comprenait "une bonne pincée de filles", comme l'a rapporté le New York Evening Post en 1899.

D.W. Griffith. "The Call of the Wild". 1908. (15 mn) Copie rare à partir d'un négatif de la Bibliothèque du Congrès.

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