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Une immense sympathie

La Musique en Amérique par Antonín Dvořák

par Alain Chotil-Fany, MusicaBohemica, 2014

En février 1895, un journal américain publiait un article signé par Antonín Dvořák, alors directeur du Conservatoire National de Musique de New York. A l'instar de l'article sur Franz Schubert, publié l'année précédente et commenté sur ce site, il est délicat de démêler ce qui relève ici de l'opinion du compositeur des apports journalistiques. Mais la plupart des assertions que l'on trouve dans cet article sont si originales et tellement en accord avec ce que nous savons de l'approche dvořákienne que l'on peut sans difficulté considérer qu'elles reflètent fidèlement l'avis du compositeur de Bohême : sa propre histoire, le rappel des événements qui ont permis à Prague de devenir une capitale musicale, le fait national en musique et son approche de l'opéra sont passionnants, tout comme ses explications sur ce qui pourrait représenter la musique de demain en Amérique. Le musicien a ainsi l'occasion d'expliquer en détail pourquoi les musiques noires et indiennes sont si importantes pour le Nouveau Monde. Ce texte essentiel pour comprendre la philosophie du compositeur n'a semble-t-il jamais été traduit en français : en voici une traduction spécialement réalisée pour MusicaBohemica.

 

La Musique en Amérique

par Antonín Dvořák

avec la collaboration de Mr Edwin Emerson, Jr.

Harper's New Monthly Magazine (February 1895), pp. 429-34.

 

 

"Il est pour le moins difficile à un étranger de porter un jugement digne de valeur sur les affaires d'un autre pays. Avec les États-Unis d'Amérique c'est encore plus difficile. Ce pays est si vaste qu'il faudrait de nombreuses années pour arriver à bien en connaître les différentes localités, toutes dignes de considération en dépit de la distance qui les sépare, afin de porter un jugement qui les concernent toutes.

 

Il me siérait mal, en outre, d'exprimer mes vues sur un sujet si général et exhaustif que celui de la musique en Amérique, si je n'étais pressé de le faire, car je n'ai jamais voyagé de long en large dans ce pays, et je n'ai pas davantage vécu ici assez de temps pour connaître intimement les affaires américaines. Je peux uniquement en juger à partir de mon expérience limitée en tant que musicien et enseignant en Amérique, et à partir de ce qu'en disent mes connaissances d'ici sur leur propre pays. Beaucoup de ces impressions restent celles d'un étranger qui n'a pas vécu sur place assez longtemps pour surmonter le sentiment d'étrangeté et d'étonnement perplexe qui doit saisir tous les visiteurs européens lors de leur première visite.

 

Les deux traits américains qui doivent impressionner l'observateur étranger, à mon avis, sont le patriotisme sans limite et la faculté de la plupart des Américains à s’enthousiasmer. Contrairement aux habitants plus réservés d'autres pays, qui n'affichent pas leurs sentiments, les citoyens de l'Amérique sont toujours patriotiques, et aucune occasion ne leur semble trop grave ou trop futile pour leur donner l'occasion d'exprimer ce sentiment.

 

Ainsi rien ne plaît davantage à l'Américain moyen, et en particulier à la jeunesse américaine, que de pouvoir dire que tel ou tel bâtiment, telle ou telle invention brevetée, représente ce qu'il y a de plus beau ou de plus grandiose au monde. Ceci, bien sûr, est dû à cette autre caractéristique - l'enthousiasme. L'enthousiasme de la plupart des Américains pour toutes les choses nouvelles est apparemment sans limite. Il est l'essence de ce qui est appelé "push" - l'ardeur américaine. Chaque jour, je rencontre cette qualité chez mes élèves. Rien ne les arrête. Dans les questions relatives à leur art, ils sont curieux à tel point qu'ils veulent aller au fond de toutes les choses à la fois. C'est comme si un garçon voulait plonger avant d'avoir pu nager.

 

Au début, quand je découvrais mes élèves américains, ce trait de caractère me déplaisait, et je m'efforçais de les intéresser à un sujet à la fois plutôt qu'à tout en même temps. Mais maintenant, j'apprécie cette façon de procéder, car je suis venu à la conclusion que cet enthousiasme juvénile et l'ardeur à s'intéresser à tout est la meilleure promesse pour la musique en Amérique. Je me souviens que la même opinion avait été exprimée par le directeur du conservatoire de Berlin [probablement Joseph Joachim, directeur de la Hochschule für Musik], qui, de son expérience avec les étudiants américains, avait prédit que l'Amérique dans les vingt ou trente ans serait devenu le premier pays musical.

 

Quoiqu'il en soit, ce n'est que lorsque les gens en général commenceront à s'intéresser aussi vivement à la musique et à l'art qu'ils le font déjà pour des questions plus matérielles que les arts s'imposeront. Laissez se développer l'enthousiasme des gens, et vous en recueillerez à coup sûr les fruits sous forme d'hommages à la patrie.

 

C'est un sujet d'étonnement pour moi que tout cela ne se soit pas réalisé depuis longtemps. Quand je constate tant de réussites réalisées dans d'autres domaines par les bienfaiteurs en Amérique - la façon dont les écoles, les universités, les bibliothèques, les musées, les hôpitaux et les parcs surgissent du sol et sont maintenus par des dons généreux - je ne peux que m'étonner que si peu ait été fait pour la musique. Après deux cents ans de prospérité presque ininterrompue et d'expansion, les résultats concrets dans ce domaine sont un certain nombre de salles de concert publiques, de construction plus récente, plusieurs sociétés musicales avec des orchestres à l'excellence réputée, comme la Société philharmonique de New York, les orchestres de MM. Thomas et M. Seidl, et le superbe orchestre soutenu par un bienfaiteur de Boston ; une compagnie d'opéra, que seules les classes supérieures peuvent écouter ou comprendre, et un conservatoire national qui doit son existence à la prévoyance généreuse d'une femme infatigable [Jeannette Thurber].

 

Il est vrai que la musique est le plus jeune des arts, et doit donc s'attendre à être traitée comme Cendrillon, mais n'est-il pas temps qu'elle quitte ses cendres et qu'il lui soit donné une place parmi les autres arts tout aussi jeunes de ce pays plein de verdeur, pour enfin accueillir la bonne fée et le prince avec la pantoufle de verre ?

 

L'art, naturellement, vit toujours de largesses, mais pourquoi seul ce pays, si justement célèbre pour la générosité et l'esprit public de ses citoyens, devrait-il fermer ses portes au pauvre mendiant ? Dans le Vieux Monde ce n'est pas le cas. Depuis l'époque de Palestrina... princes et prélats ont rivalisé pour accroître leur générosité envers la musique. Depuis l'époque du pape Grégoire l'Église a distingué la musique parmi les arts majeurs. En Allemagne et en Autriche, des princes comme Esterhazy, Lobkowitz et Harrach, qui ont soutenu Haydn et Beethoven, ou le roi de Bavière, qui a tant fait pour Wagner, parmi beaucoup d'autres, ont contribué à créer une demande pour de la bonne musique, qui est devenu depuis universelle, tandis qu'en France, tous les gouvernements, qu'ils soient des monarchies, des empires ou républiques, ont fait de leur mieux pour poursuivre le travail noble commencé par Louis XIV. Même la petite république de Suisse fixe chaque année un budget dédié à promouvoir la littérature, la musique et les arts.

 

Il y a quelques mois seulement, nous avons vu qu'un débat au sujet de la langue – nationale ou étrangère – dans laquelle devaient être donnés les opéras dans la capitale hongroise pouvait provoquer une crise ministérielle. On mesure l'intérêt pour la musique et l'art de la part des gouvernements et des peuples des autres pays.

 

Seule la grande république américaine, que ce soit au niveau de son gouvernement national ou des gouvernements de plusieurs États, n'encourage en aucune façon l'art et la musique. Artisanat et commerce sont protégés, des fonds sont dûment votés pour les chômeurs, les écoles et les collèges sont financés, mais la musique doit rester démunie, et s'estimer satisfaite si elle peut obtenir le soutien de quelques particuliers comme Mme Jeannette Thurber et M. H. L. Higginson.

 

Il n'y a pas longtemps un jeune homme est venu vers moi et m'a montré ses compositions. Son talent semblait si prometteur que je lui ai d'emblée offert une bourse d'études dans notre école, mais il m'a tristement avoué qu'il ne pouvait pas se permettre de devenir mon élève parce qu'il devait gagner sa vie en tant que bibliothécaire à Brooklyn. Même s'il ne venait que deux après-midis par semaine, ou juste le samedi après-midi, m'a-t-il dit, il perdrait son emploi, dont il dépendait ainsi que d'autres personnes. Je lui ai demandé de s'arranger avec son employeur, mais la seule réponse qu'on lui fit fut la suivante : « Si vous voulez jouer, vous ne pouvez pas tenir des livres. Vous devrez abandonner une ou l'autre de ces activités. ». Il abandonna sa musique.

 

Dans tout autre pays, l'État aurait pris des dispositions pour un tel talent méritoire, ainsi aurait-il pu poursuivre sa vocation naturelle sans avoir à mourir de faim. Chez nous en Bohême, la Diète vote chaque année une somme spéciale à de telles fins, et le gouvernement impérial à Vienne fournit à l'occasion d'autres fonds pour des artistes de talent. Si un tel soutien n'avait pas existé, je n'aurais pas pu poursuivre mes études quand j'étais un jeune homme. Par suite, sur la recommandation d'hommes aussi illustres que Brahms, Hanslick et Herbeck, le ministre de l'éducation publique à Vienne m'a envoyé, cinq années consécutives, des sommes allant de 4 à 600 florins, je pouvais poursuivre mon travail et être publié, de sorte qu'à la fin de cette époque, j'étais en mesure de suivre ma voie. Cela m'a rempli de gratitude durable envers mon pays.

 

Une telle attitude de l'Etat envers les artistes méritants n'est pas seulement aimable mais sage. Car on ne saurait trop souligner que l'art, en tant que tel, ne « paye pas », pour reprendre une expression américaine - du moins, pas au début - et que l'art qui doit payer sa propre voie devient facilement vicié et sans valeur.

 

Une des anomalies de ce pays est que le principe de protection existe pour toutes les entreprises, sauf l'art. Par protection, je ne veux pas dire l'exclusion de l'art étranger. Cela, bien sûr, serait absurde. Mais de même que l'État s'occupe ici de ses chercheurs, des industriels pauvres et des étudiants, il devrait aider les postulants à l'étude de la musique et de l'art. Dans la situation présente, le pauvre musicien, non seulement ne peut pas obtenir son instruction nécessaire en premier lieu, mais si, par hasard, il l'a acquise, il a de faibles chances qu'elle lui serve finalement à quelque chose. Pourquoi ? Tout simplement parce que les orchestres dans lequel les joueurs de première classe ont pu trouver une place dans ce pays se comptent sur une main ; tandis que des compagnies d'opéra où les chanteurs locaux peuvent se faire entendre, et où la langue anglaise est chantée, sont inexistantes. Une autre chose qui décourage l'étudiant en musique est la réticence des éditeurs à publier quoi que ce soit, sauf de la musique légère et de pacotille. Les éditeurs européens sont assez mauvais à cet égard, mais les éditeurs américains sont pires. Ainsi, quand un de mes élèves l'année dernière produisit un travail très louable, et en outre une composition soigneusement américaine, il n'a pas pu la faire publier en Amérique, mais a dû l'envoyer en Allemagne, où elle a été acceptée tout de suite. La même chose est vraie de mes propres compositions sur des sujets américains, dont chacune a dû être publiée à l'étranger.

 

Il n'est pas étonnant que les compositeurs et les musiciens américains se découragent, et regardent avec envie les conditions plus prometteuses de la musique dans d'autres pays ! Un tel état de choses devrait être une source de douleur pour tous les Américains vraiment patriotiques. Pourtant, la solution est aisée. Quelle était la situation en Angleterre, il y a peu de temps encore ? Ils devaient alors se procurer tous leurs joueurs à l'étranger, alors que leurs propres musiciens étaient envoyés sur le continent pour étudier. Maintenant qu'ils ont deux académies standards de la musique à Londres, comme celles de Berlin, Paris et d'autres villes, le sentiment national pour la musique semble avoir été éveillé, et la majorité des orchestres sont composés d'Anglais d'origine, qui jouent ainsi que les autres l'ont fait avant eux. Une simple institution peut provoquer un tel changement, à l'instar d'un seul génie capable de révéler à son pays un art qui gisait auparavant dans un sommeil ignoré.

 

Notre conservatoire de musique à Prague a été fondé il y a trois générations, quand quelques seigneurs et mécènes de la musique souscrivirent cinq mille florins, coût annuel de l'école à cette époque. Pourtant, cette petite école prospéra et grandit, de sorte que maintenant plus du sextuple de ce montant est dépensé chaque année. Il y a peu de temps seulement une école de musique d'orgue a été ajoutée au conservatoire, de sorte que les organistes de nos églises peuvent apprendre à jouer de leurs instruments sur place, sans avoir à aller dans d'autres villes. Ainsi, une école profite à la collectivité dans laquelle elle se trouve. Les citoyens de Prague, en guise de réponse, ont exprimé leur satisfaction en faisant ériger le "Rudolfinum", magnifique maison dédiée aux arts. Elle partage ses locaux entre le Conservatoire et l'Académie des Arts, et possède aussi de grandes et petites salles de concert ainsi que des espaces consacrés à l’exposition de tableaux. Toute la communauté se préoccupe du bon entretien de l'ensemble du bâtiment. Sa fondation et son financement actuel sont assurés par les actionnaires de la Banque de Bohême du dépôt, auxquels viennent s'ajouter dons et legs annuels, réalisés par des particuliers.

 

Si une école d'art peut se développer dans un pays d'à peine six millions d'habitants, à quelles brillantes perspectives faut-il s'attendre dans un pays de soixante-dix millions ?

 

L'important est de commencer, et en cela l'Etat devrait montrer l'exemple. On me dit que cela ne peut être fait. Je pose la question : pourquoi est-ce impossible ? Si les vieux pays de Grèce et d'Italie et les républiques modernes de France et Suisse ont été en mesure de le faire, pourquoi l'Amérique ne pourrait-elle pas suivre leur exemple ? L'argent ne fait certainement pas défaut. Constamment, nous voyons de grandes sommes d' argent dépensées pour les plaisirs matériels de quelques-uns, qui, si elles étaient mises au service de l' art, pourraient procurer du plaisir à des milliers de personnes. Si les écoles, les musées d'art et les bibliothèques peuvent être maintenues au frais de l'État, pourquoi pas alors les conservatoires de musique et salles de spectacles ? La fonction du drame, avec ou sans musique, n'est pas seulement de divertir, mais aussi d’élever l’esprit et d’instruire tout en donnant du plaisir. N'est-il pas dans l'intérêt de l'Etat que cela soit fait de la manière la plus la plus appropriée, au bénéfice de tous les citoyens ? Que les propriétaires de théâtres privés donnent leurs performances pour le seul divertissement, que ceux qui le peuvent fassent venir des chanteurs qui chantent dans des langues étrangères, mais qu'il existe au moins un pouvoir intelligent capable de déterminer ce que le public mérite de voir et d'entendre tout en le comprenant, peu importe la taille de la demande. L'attitude de la population à Prague a montré qu’un tel système d'exécution de pièces classiques et d’opéras plaît. Dans cette ville, les gens ont collecté de l'argent et ont réalisé des souscriptions pendant plus de cinquante ans pour construire une scène nationale.

 

En 1880, une somme suffisante a enfin été réunie et ainsi le "Théâtre National" a pu être construit, pour être presque immédiatement détruit par un incendie. Mais les gens n'ont pas baissé les bras. Chacun a apporté son aide, et avant une quinzaine de jours plus d'un million a été recueilli. Le bâtiment a été reconstruit, plus magnifique encore qu’il ne l’était auparavant. En réponse à ces arguments on me dit qu'il n'y a pas de demande populaire pour de la bonne musique en Amérique. Ce n'est pas vrai. Chaque concert à New York, Boston, Philadelphie, Chicago ou Washington, et dans la plupart des autres villes, sans aucun doute, prouve combien une telle déclaration est fausse.

 

Les salles de concert américaines sont aussi remplies que les européennes, et, en règle générale, les auditeurs - si j’en juge par leur attitude attentive et l'expression de plaisir qui succède - ne possèdent pas un goût moins affirmé. Comment ce serait avec l'opéra, je ne peux pas le dire. En effet, le public d'opéra, pour la façon dont les œuvres scéniques sont présentées de nos jours, ne peut pas être représentatif d’une audience plus vaste. Je n'ai aucun doute, cependant, que si les Américains avaient la chance d'entendre un grand opéra chanté dans leur propre langue, ils en profiteraient aussi bien et l’apprécieraient aussi vivement que le font les amateurs d'opéra de Vienne, Paris ou Munich avec leurs propres productions.

 

Le changement de l'italien et du français vers l'anglais aura un très faible effet négatif sur les voix de qualité des chanteurs actuels, en revanche cela pourrait améliorer les voix des chanteurs américains, faisant ressortir plus clairement la beauté et la force du timbre. Ce changement pourrait permettre une conception intelligente du travail qui permet aux chanteurs d'épurer leur diction, ce qui ne peut être obtenu en utilisant une langue étrangère. La voix américaine, pour autant que je puisse en juger, présente de bonnes qualités. Quand je suis arrivé dans ce pays, j'ai été surpris par la force et la profondeur de la voix des garçons qui vendent des journaux dans la rue, et je demeure étonné par leur profonde qualité. Dans un sens, bien sûr, il est vrai qu'il y a moins de demande pour la musique en Amérique que dans certains autres pays. Nos compatriotes de Bohême le savent. Quand ils viennent ici, ils laissent leurs violons et autres instruments à la maison, et aucun des musiciens itinérants dont notre pays regorge ne songerait à tenter sa chance ici. De temps en temps, quand j'ai rencontré un de mes compatriotes que je savais être porté sur la musique dans cette ville de New York ou dans l'Ouest, et je lui ai demandé pourquoi il n'est pas devenu musicien professionnel, j'ai souvent reçu la réponse : « Oh, la musique n'est pas la bienvenue dans ce pays ». Ça, je peux à peine le croire. La musique est partout où existent des personnes de qualité, comme l’a chanté le poète allemand. Il ne tient qu’aux représentants du peuple de créer les conditions de son essor.

 

Lorsque ces premiers pas auront été faits, et que ceux qui possèdent du talent musical pensent qu’il vaut la peine de rester en Amérique, d'étudier et d'exercer leur art en tant qu’activité principale de leur existence, la musique de ce pays deviendra alors plus nationale de caractère. Cette conviction qui est la mienne, je le sais, n'est pas partagée par beaucoup de gens qui peuvent à juste titre prétendre connaître l'Amérique mieux que moi. Parce que la population des États-Unis est composée de plusieurs races différentes, dans lequel l’élément allemand prédomine, et parce que, en raison des techniques modernes de diffusion, ce pays absorbe aussitôt la musique de tout le monde, on fait valoir que rien de vraiment original ou national ne peut voir le jour. Selon ce point de vue, tous les autres pays qui résultent d'un conglomérat de peuples et de races, comme, par exemple, l'Italie, n'auraient pas pu produire une littérature ou une musique nationales.

 

Il y a quelque temps, j'ai suggéré que l'inspiration pour une musique véritablement nationale pourrait provenir des mélodies nègres ou des chants indiens. J'ai été amené à adopter ce point de vue en partie par le fait que les prétendues chansons de plantation offrent en effet les mélodies les plus mémorables et attrayantes qui aient jamais été entendues sur ce continent, mais surtout par l'observation que les Américains paraissent les connaître, bien souvent à leur insu. Toutes les races ont leurs propres chansons nationales, qu'ils reconnaissent tout de suite comme étant les leurs, même sans les avoir jamais entendues auparavant. Quand un Tchèque, un Polonais ou un Hongrois dans ce pays entend soudain une de ses chansons ou danses populaires, peu importe si c'est pour la première fois de sa vie, ses yeux s'allument aussitôt, et son cœur lui affirme que cette musique est la sienne. C'est également ainsi avec les personnes de sang allemand ou celte, ou avec tout autre homme qui a été bercé la première fois au son d'une chanson peut-être venue du cœur même du peuple.

 

La bonne question à se poser, dès lors, est de savoir quelles chansons appartiennent à l’Américain et le touchent plus vivement que n'importe quelles autres ? En terre étrangère, quelle mélodie, même jouée de façon déplorable, serait-elle capable de l'arrêter dans la rue et lui rendre le salutaire sentiment de son pays natal, aussi insensible soit-il ? Le nombre de ces mélodies, pour sûr, semble être limitée. Les plus puissantes et les plus belles d'entre elles, selon mon estimation, sont certaines des prétendues mélodies de plantation et chansons d'esclaves, toutes remarquables par des harmonies inhabituelles et subtiles, dont je n'ai trouvé l'équivalent dans aucun autre chant populaire, sauf ceux de la vieille Écosse et d'Irlande. On a souligné que beaucoup de ces chansons touchantes, comme celles de Foster, n'ont pas été composées par les Noirs eux-mêmes, mais sont l'œuvre des hommes blancs, tandis que d'autres ne proviennent pas des plantations, mais ont été importées d'Afrique.

 

Il me semble que cela importe peu. On pourrait ainsi condamner la Rhapsodie hongroise car Liszt ne parlait pas hongrois. L'important est que l'inspiration pour cette musique provienne de la bonne source, et que la musique elle-même soit une expression authentique de sentiments réels de la population. Pour en comprendre la signification le compositeur n'a pas besoin d'être nécessairement du même sang, bien que, naturellement, cela soit plus facile pour lui. Schubert était sans aucun doute un Germain, mais quand il a écrit de la musique hongroise, comme dans le deuxième mouvement de la Symphonie en do majeur, ou dans certaines de ses pièces pour piano comme le Divertissement hongrois, il a touché le vrai sentiment hongrois, et toutes les âmes hongroises, ainsi que les nôtres, lui en sont reconnaissantes. Ce n'est pas un tour de force, mais seulement un exemple de la façon dont la musique peut être comprise par un génie sympathique.

 

Des compositeurs blancs ont eu une compréhension similaire, peine de sympathie, du pathos profond de la vie des esclaves. Ces auteurs ont écrit de touchantes chansons nègres qui subjuguèrent Thackeray, si bien qu'il s'écria: « Voyez, un vagabond au teint de bouchon chante au banjo une petite chanson, frappe une note sauvage, et fait tressaillir notre cœur avec une joyeuse pitié ! ». Si, comme on me l'a assuré, ces chansons ont été adoptées par les Noirs dans les plantations, elles sont devenues de la sorte de véritables chansons nègres. Que les chants originaux qui ont dû inspirer les compositeurs soient originaires d'Afrique ou des plantations importe aussi peu que de savoir si Shakespeare a inventé ses propres intrigues ou les empruntées à d'autres. Ce qui doit réjouir, c'est que ces belles chansons existent et sont chantées de nos jours. Pour ma part, je les écoute avec ravissement. De même il importe peu que la source d'inspiration des chansons folkloriques américaines soit dérivée des mélodies nègres, des chants créoles, de la mélopée de l'homme rouge ou des plaintives chansonnettes de l'Allemand ou du Norvégien nostalgiques. Sans aucun doute les ferments de ce que la musique peut offrir de meilleur gisent cachés parmi toutes les races dont ce grand pays est mêlé. La musique du peuple est comme une fleur rare et s'élevant de toute sa beauté au milieu du chiendent. Des multitudes l'ignorent, tandis que d'autres la piétinent. Ainsi elle risque de périr avant d'avoir été remarquée par un esprit perspicace qui pourrait l'honorer comme il se doit. Le fait que personne n'ait encore accompli cette tâche ne prouve pas qu'il n'y a rien à découvrir.

 

Il n'y a pas tant d'années la musique slave n'était pas connue des hommes des autres races. Quelques hommes comme Chopin, Glinka, Moniuszko, Smetana, Rubinstein et Tchaïkovski, avec quelques autres, ont réussi à créer une école slave de musique. Chopin à lui seul a fait connaître et apprécier par tous les amateurs la musique de Pologne. Smetana a fait la même chose pour nous, Bohémiens. Cette musique nationale, je le répète, n'est pas créée à partir de rien. Elle est découverte et vêtue d'une beauté nouvelle, tout comme les mythes et les légendes d'un peuple sont mis en lumière et cristallisés en versets éternels grâce aux grands poètes. Tout ce qui est nécessaire est une oreille délicate, une mémoire rémanente, et le pouvoir de réunir les fragments des temps anciens en un tout harmonieux. Il y a quelques jours à peine, j'ai lu dans un journal que Brahms lui-même a admis qu'il avait pris des chansons populaires existantes pour les thèmes de son nouveau livre de lieder, et les avait arrangées pour piano. Je n'ai ni entendu ni vu ces lieder, et je ne sais pas si la nouvelle est exacte ; mais si elle l'était, cela ne porterait aucun discrédit sur le compositeur. Liszt dans ses rhapsodies et Berlioz dans son Faust ont fait la même chose avec des éléments hongrois existants, comme par exemple la Marche de Racokzy ; et Schumann et Wagner ont fait une utilisation similaire de la Marseillaise pour leurs chansons des "Deux Grenadiers." On peut aussi citer Balfe, l'Irlandais, comme ayant utilisé l'un de nos airs les plus nationaux, un chant hussite, dans son opéra Bohemian Girl. Mais comment il est parvenu à ce résultat, nul ne l'a encore expliqué. Ainsi la musique du peuple, tôt ou tard, retiendra l'attention et se glissera dans les livres de compositeurs.

 

Un journaliste américain m'a dit un jour que le talent le plus précieux qu'un journaliste pouvait posséder était un "nez pour les nouvelles." De même, le musicien doit affûter son oreille. Rien ne doit être trop anodin ou insignifiant pour le musicien. Quand il se promène, il doit écouter chaque garçon en train de siffler, chaque chanteur de rue ou l'aveugle avec son orgue de Barbarie. Je suis pour ma part souvent fasciné par ces gens, à tel point que je peux à peine m'en détacher, et à l'occasion je saisis au vol des passages ou des fragments d'un thème mélodique récurrent qui sonnent comme la voix du peuple. Ces choses valent la peine d'être préservées, et personne ne devrait négliger une utilisation abondante de toutes ces suggestions. C'est un signe de stérilité, en effet, lorsque ces morceaux de musique si caractéristiques existent sans retenir l'attention des musiciens savants.

 

Je sais que la question est toujours ouverte de savoir si l'inspiration provenant de quelque mélodies éparses et de chansons folkloriques peut suffire à donner un caractère national à des formes supérieures de musique, tout comme il est question de savoir si la musique nationale, en tant que telle, est préférable. Moi-même, comme je l'ai toujours dit, crois fermement que la musique la plus caractéristique de la nation d'où elle provient a droit à la plus haute considération. Le passage de la Neuvième Symphonie de Beethoven qui impressionne le plus est la mélodie du dernier mouvement, et c'est aussi le plus allemand. Le meilleur opéra de Weber, selon la ferveur populaire, est le Freischütz. Pourquoi ? Parce qu'il est le plus allemand. Son inspiration provient clairement des sons et de circonstances historiques bien allemands, et sa musique suppose donc ce caractère nettement national qui l'a faite aimer à toute la nation allemande. Pourtant, il a eu beaucoup plus de difficultés à écrire son opéra Euryanthe, et a toujours persisté à le considérer comme sa meilleure œuvre. Mais les gens, on le voit, affirment leur goût propre ; et après tout, c'est pour les gens que nous souffrons sur l'ouvrage.

 

Un essai intéressant pourrait être écrit sur la façon dont le canevas d'un opéra - c'est-à-dire les paroles, les caractères des personnages et la mise en scène générale - contribue à l' inspiration du compositeur. Si Weber a été inspiré, pour produire son chef-d'œuvre, par un thème aussi agréable que l'histoire du Freischütz, Rossini a été sans aucun doute inspiré la même façon par le contexte suisse de Guillaume Tell. Ainsi on pourrait presque soupçonner que certaines des charmantes mélodies de cet opéra sont plus le produit et la propriété de la Suisse que du compositeur italien. Il est à noter que tous les opéras de Wagner, à l'exception de sa première œuvre, Rienzi, sont inspirés par des sujets allemands. Les plus allemand de tous est celui des Maîtres chanteurs, cet opéra des opéras, ce qui devrait être un exemple pour tous ceux qui se méfient de la puissance de leurs propres sujets nationaux.

 

Bien sûr, comme je l'ai indiqué plus haut, il est possible à certains compositeurs de projeter leur esprit dans celui d'une autre race et d'un autre pays. Verdi a en partie réussi à trouver des accords orientaux dans son Aïda, tandis que Bizet était en mesure de produire des éléments et des mesures aussi espagnols que ceux de Carmen. Ainsi on peut s'inspirer des profondeurs comme des hauteurs, même si ce n'est pas ma conception de la véritable mission de la musique. Notre mission devrait être de donner du plaisir pur, et de défendre les idéaux de notre race. Notre mission en tant que professeurs est de montrer le droit chemin à ceux qui viendront après nous.

 

Mon devoir en tant que professeur, tel que je le conçois, n'est pas tant d'interpréter Beethoven, Wagner, ou d'autres maîtres du passé, mais de donner ce que je peux pour encourager les jeunes musiciens de l'Amérique. Je dois exprimer pleinement ma ferme conviction et l'espoir, à la façon dont cette nation a déjà dépassé tant d'autres dans les merveilleuses inventions et les prouesses de l'ingénierie et du commerce, et s'est faite une place honorable dans la littérature en moins d'un siècle, qu'elle s'affirme dans les autres arts, et surtout dans l'art de la musique. Il y a déjà assez de bienfaiteurs amoureux de la musique qui luttent pour leur art favori pour donner naissance à l'espoir que les Etats-Unis d'Amérique prendront bientôt la voie de nations plus anciennes en débroussaillant le chemin épineux de l'artiste et du musicien. Lorsque ce début aura été accompli, alors plus aucune grande ville ne sera sans sa maison d'opéra et sa salle de concert, sans son école de musique et son orchestre de qualité, où les musiciens locaux pourront être entendus et jugés. Par suite ceux qui n'ont jusqu'à présent pas eu l'occasion de révéler leur talent sortiront et rivaliseront entre eux jusqu'à ce qu'un véritable génie sorte de leur nombre, qui représentera aussi parfaitement son pays comme Wagner et Weber le font pour l'Allemagne, ou Chopin pour la Pologne. Pour parvenir à ce résultat, nous devons faire confiance à l'enthousiasme toujours jeune et au patriotisme de ce pays. Lorsque cela aura été accompli, et quand la musique aura été reconnue comme l'un des arts majeurs de cette terre, alors une autre couronne de gloire viendra honorer ce pays, la "terre de la liberté" qui a conquis son nom pour avoir libéré ses esclaves au prix de son propre sang.

 

NOTE.-- L'auteur reconnaît la coopération de M. Edwin Emerson, Jr., dans la préparation de cet article.

 

Traduction Alain Chotil-Fani, octobre 2014, pour le site MusicaBohemica

"I dreamt that I dwelt in marble halls"

The Bohemian girl, opéra de Michael William Balfe, 1843, très apprécié aux Etats-Unis dès sa sortie. Ici : Jessye Norman. Direction : Edward Downes. Fanfare for Queen Elizabeth, Londres1986 .

On retrouve là l'espoir mis par Dvorak en une Amérique de liberté et de fraternité, consciente de la richesse de ses folklores et où tous les musiciens peuvent faire aboutir leur talent. Ici Jessye Norman,  née en 1945 à Augusta dans l'État de Géorgie aux États-Unis, dans une famille de musiciens amateurs : sa mère est pianiste et sa grand-mère chante dans le chœur local. Après sa scolarité à Augusta, elle intègre l'Université Howard (créée en 1867, ainsi nommée en l'honneur d'un officier de l'Armée de l'Union, et surnommée Black Harvard) d'où elle ressort en 1967 diplômée en musique. Elle passe l'été au conservatoire de Baltimore puis elle achève un master à l’Université du Michigan, où elle travaille avec le baryton Pierre Bernac. L'année suivante, elle reçoit une bourse de l'Institute of International Education qui lui permet de participer au concours international de musique de la Radiodiffusion bavaroise ARD à Munich dont elle est lauréate. C'est ainsi que sa carrière commence ... (Source Wikipédia)

"Oh Susanna", chanson de Stephen Forster (1848) interprétée par l'artiste de music-hall Al Jolson dans un "Minstrel Show"   : une troupe de Blancs déguisés en Noirs interprète des Negro Spitituals.

Le minstrel show, ou minstrelsy (de l'anglais « minstrel », ménestrel), était un spectacle américain créé vers la fin des années 1820, où figuraient chants, danses, musique, intermèdes comiques, interprétés d'abord par des acteurs blancs qui se noircissaient le visage (blackface), puis, surtout après la Guerre de Sécession, par des Noirs eux-mêmes.

Les Noirs de ces spectacles apparaissaient comme ignorants, stupides, superstitieux, joyeux, doués pour la danse et la musique. Les acteurs professionnels délaissèrent le genre vers 1910, mais des amateurs le firent durer jusque dans les années 1950. La montée de la lutte contre le racisme les fit disparaître définitivement.

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