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La musique pure

Querelle musicale

 

En 1860, apparaissaient des différences entre les adeptes de la musique pure rattachés à la tradition et ceux qui à la suite de Franz Liszt ont établi les bases de la Neudeutschen Musik (aussi appelé Neudeutsche Schule). La querelle est issue d’une différence fondamentale de la compréhension de la musique. Liszt et Richard Wagner avaient commencé à réfléchir à la musique du futur (Zukunftsmusik). Ils voulaient développer la musique des poèmes symphoniques et le style Musikdrama. Franz Brendel fut chargé de diffuser les idées de la Neudeutsche Musik dans le Nouveau magazine pour la musique (Neue Zeitschrift für Musik).

 

Dans l’autre camp, chez les traditionalistes, se trouvaient Karl Goldmark, Joseph Joachim, Brahms et le critique musical Eduard Hanslick, dont la prise de position en faveur de la musique de Brahms a été à la base d’une grande amitiéB 6. Leur but était ce que Brahms avait coutume d’appeler la musique durable (dauerhafte Musik), qui était de développer une musique qui soit indépendante de l’histoire.

 

Avec un manifeste, notamment signé par Joachim et Brahms, les représentants du camp conservateur protestèrent contre les développements de la musique, contraires à leurs idées et n’obtinrent, du reste, que des railleries. En effet, les personnes attaquées ont eu connaissance du texte avant sa publication et son effet fut totalement manqué. Les partisans de la nouvelle musique ont répondu par un persiflage sur le manifeste, accusant leurs auteurs de créer « une confrérie pour l’art lassant et ennuyeux » (« Bruderbund für unaufregende und langweilige Kunst ») et ont signé entre autres avec les noms « J. Geiger » (« Geiger » signifie « violoniste » en allemand) en référence à Joseph Joachim, et « Hans Neubahn » en référence à l’article « Neue Bahnen » et « Krethi und Plethi » (utilisé en allemand pour faire référence à des idiots).

 

Par la suite, l’atmosphère entre les parties fâchées fut définitivement gâchée. Brahms et Wagner gardèrent une distance certaine toute leur vie. Alors que Brahms ne le mentionnait pas, Wagner ne pouvait s’empêcher d’exprimer son dédain pour la musique de Brahms. Clara Schumann en sera profondément offusquée. Néanmoins, Brahms ne tenait pas Wagner comme un concurrent sérieux, car il avait essentiellement composé des opéras, un genre qui n’a jamais tenté Brahms. Par conséquent, les secteurs d’activité des deux musiciens étaient clairement définis. Parmi les compositeurs plus ou moins liés avec Wagner, Brahms n’estimait que Felix Draeseke et Anton Bruckner comme des rivaux sérieux pour leurs compositions en musique de chambre, de chœur et d’orchestre.

 

La prise de position d’Eduard Hanslick en faveur de Brahms a dû fortement contribuer à le faire nommer comme successeur de Beethoven, car Hanslick était le critique de musique viennois le plus influent de son époque et de surcroît, en faveur des conservateurs. Une autre personne s’est révélée un grand admirateur des conservateurs : Hans von Bülow. C’était initialement un Wagnérien, mais il changea d’opinion après que sa femme Cosima l'eut quitté pour Wagner. Bülow est l’auteur de la fameuse phrase qui identifie la première symphonie de Brahms comme étant la dixième symphonie de Beethoven.

La forme, par opposition aux sentiments, c'est le vrai contenu de la musique
Brahms, 1854, Von Musikalischen Schönen (Du Beau dans la musique)

(cité par Elisabeth Brisson)

"Pendant toute la période de la maladie de Schumann, Brahms réside à Düsseldorf. Il étudie beaucoup, imposant un programme strict à Joachim et à lui-même. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il étudie le contrepoint. Il se procure des œuvres de Jean-Sébastien Bach, comme l’Art de la Fugue, des volumes d’œuvres de Roland de Lassus et de Palestrina et se met à composer pour quatre et six voix. Il est un des rares musiciens de son époque à attacher cette importance à cet art ancien au style sévère." (Paul Landormy)

"Brahms détestait le monde. Il ne se plaisait qu'avec ses intimes, dans les derniers temps avec Rillroth, Hanslick, l'éditeur Simrock, le compositeur Johann Strauss. Avec eux, il aimait à se retrouver au vieux restaurant du « Hérisson rouge ». Avec eux, il était familier, cordial, joyeux. Aux autres il cachait sa vraie nature, son vrai caractère sous un voile de brusquerie, d'humeur agressive et de sarcasmes. N'est-ce point à lui qu'on prête ce propos ? Il sortait d'un salon et, se retournant gracieusement avant de franchir la porte : « S'il est ici quelqu'un que j'ai oublié de blesser, aurait-il dit, je lui en fais toutes mes excuses. » Il y a bien de la brutalité dans cette boutade. Si l'anecdote ne paraît point très vraisemblable, elle donne au moins une idée très exacte de l'opinion qu'on se faisait à Vienne des manières de Brahms.

En réalité, Brahms n'attaquait que pour se défendre, pour sauvegarder son indépendance à laquelle il tenait par-dessus tout.

Dans le fond, il n'avait pas l'instinct combatif. Et il le  prouva à  l'occasion  de l'interminable querelle entre Wagnériens et « Brahmines » (c'était le nom qu'on donnait aux partisans de Brahms). Les Wagnériens accablaient Brahms de sarcasmes, ils le traitaient de vieux pédant, de maître d'école ; ils lui refusaient toute inspiration ; ils le déclaraient sec et sans émotion, terre-à-terre et prosaïque. Brahms ne se fâcha jamais. Une seule fois il mit sa signature, à côté de celles de J. Joachim, de J. O. Grimm et de B. Scholz, au bas d'une protestation assez ridicule contre les principes de la musique de l'avenir, au nom des saines traditions du grand art classique (1860). Il le regretta sans doute. Car les Brahmines n'avaient réussi qu'à fournir une nouvelle matière aux plaisanteries de leurs adversaires. Mais en maintes occasions, Brahms manifesta son estime pour l'œuvre de Wagner. C'est surtout la musique de Liszt qu'il n'aimai; pas. S'il ne se rendit jamais à Bayreuth, on comprend aisément pourquoi : sa présence y eût été l'objet de trop de commentaires, et quelle situation délicate pour ce timide ! Il connaissait pourtant à merveille les drames wagnériens, et la partition des Maîtres Chanteurs ne le quittait jamais. En Suisse, où il vit souvent les Wesendonck, il s'intéressait fort à tout ce qu'ils lui racontaient de Wagner. Mme Wesendonck lui montra les premières esquisses de Tristan et une sonate de piano en manuscrit et M. Wesendonck la partition du Rheingold écrite de la main de l'auteur. Brahms considérait, paraît-il, avec-un profond respect ces curieux souvenirs.

Il faut dire que Wagner n'usait pas de la même bienveillance quand il jugeait Brahms. 11 écrivit de lui que ce « n'était pas un esprit allemand », que lorsqu'il avait en tête la matière d'un quatuor ou d'un quintette « il vous servait cela comme une symphonie », que sa mélodie était « filandreuse » ; il parlait de ses petits bouts de thèmes « hachepaillés », et il lui refusait « toute originalité » dans l'invention. « Je connais, disait-il, de ces artistes réputés, que vous rencontrerez dans la mascarade des concerts, aujourd'hui avec la figure d'un chanteur des rues, demain sous la perruque alleluiatique de Haendel, un autre jour accoutrés à la juive {sic} comme un joueur de czardas, parfois enfin déguisés en purs symphonistes, en mal d'une Dixième ! »

A ces attaques Brahms ne répondit jamais rien." (Paul Landormy)

Brahms le Progressiste, par Arnold Schönberg (Style and Idea, 1950)

En 1933, lors du centenaire de la naissance de Brahms, Arnold Schönberg, autre enfant de Vienne, dit dans un discours radiodiffusé tout ce qu'il doit à Brahms, mettant ainsi fin dans cet article (publié en 1950 aux Etats-Unis) à la querelle des anciens et des modernes dans laquelle a été pris son devancier :

"On ne saurait nier que le plaisir qu’on retire de la beauté des formes n’est pas inférieur à celui qu’on retire d’une riche expression des émotions. En sorte que le mérite de Brahms eût été déjà immense s’il s’était contenté de conserver les trouvailles formelles amassées par ses prédécesseurs. Mais il alla bien plus avant, et c’est ce qui marque sa place éminente parmi les compositeurs."

"On a dit que le comportement de Brahms était souvent celui d’un être peu sociable. Son comportement ne fut jamais en tout cas celui d’un « Brahms inconnu ». Tout Vienne était au courant de son habitude de se protéger, par une attitude rechignée, contre l’intrusion indésirable de toutes sortes de gens, contre la prétention douceâtre, la moite flatterie, la mielleuse impertinence. Il est bien connu que les redoutables importuns, les gens en quête de sensationnel ou à la recherche d’une anecdote piquante, les envahisseurs mal élevés de sa vie privée, recevaient en général chez Brahms un accueil glacial. Mais si les vannes de leur éloquence s’ouvraient toutes grandes, si l’inondation menaçait de l’engloutir, Brahms sentait que la glace ne suffirait plus et qu’il fallait avoir recours à la grossièreté. En pareil cas, ses victimes se référaient tacitement à ce qu’on appelait en souriant « la douche froide de Brahms ». Chacune d’elles se réjouissait secrètement du mauvais succès des autres, tout en pensant qu’elle-même n’avait pas mérité le traitement qu’on lui avait infligé. Attitude revêche ou grossièreté accusée, il est en tout cas certain que Brahms ne manifestait pas par là de bien hauts sentiments d’estime. Ses contemporains avaient trouvé diverses façons de le contrarier. Par exemple un musicien ou un amateur, voulant montrer sa grande compétence, son solide jugement et sa familiarité avec une des œuvres de Brahms, s’enhardissait à dire qu’il voyait de grandes ressemblances entre la Première Sonate pour piano de Brahms et la Hammerklavier de Beethoven. Sur quoi tout naturellement Brahms rétorquait, d’un ton sans réplique : « N’importe quel âne peut le constater ». Un autre visiteur pensait être élogieux en disant à Brahms : « Vous êtes l’un des plus grands compositeurs vivants ». Combien l’intéressé pouvait haïr ce tour de phrase ! Cela ne voulait-il pas évidemment dire : « Il y en a quelques-uns qui sont plus grands que vous et plusieurs qui sont vos égaux » ? Douche froide Mais les plus indésirables étaient certainement ces visiteurs qui lui disaient (comme le fit un compositeur venu de Berlin) : « Je suis un admirateur de Wagner, le musicien de l’avenir, le rénovateur de la musique, et aussi de Brahms, l’académique, le traditionaliste ». Je ne me rappelle pas par quelle douche froide ou par quel torrent d’injures Brahms répliqua ce jour-là, mais je sais qu’on jasait grandement dans Vienne sur la façon dont il réagissait à ce genre de flatterie.   Après tout, c’était l’attitude de l’époque. Ceux qui détestaient Wagner s’accrochaient à Brahms et réciproquement. Beaucoup de gens détestaient d’ailleurs les deux et c’étaient peut-être les seuls non-combattants. Il n’y avait qu’un petit nombre pour oublier ce qui opposait ces deux grandes figures et pour prendre plaisir aux belles choses qu’on devait à l’un comme à l’autre. Mais ce qui semblait en 1883 un mur infranchissable devait cesser d’être un obstacle en 1897. Les plus grands musiciens de l’époque, Mahler, Strauss, Reger et bien d’autres, avaient grandi sous l’influence des deux maîtres et avaient hérité toute la spiritualité, la sensibilité, la perfection stylistique et technique de l’époque précédente. Ce qui avait été dans le passé un objet de dispute s’était réduit avec le temps à une dissemblance entre deux personnalités, entre deux styles d’expression. Et l’antagonisme n’était plus tel qu’on ne pût admettre qu’une même œuvre participât des deux tendances. (…) On ne saurait nier que le plaisir qu’on retire de la beauté des formes n’est pas inférieur à celui qu’on retire d’une riche expression des émotions. En sorte que le mérite de Brahms eût été déjà immense s’il s’était contenté de conserver les trouvailles formelles amassées par ses prédécesseurs. Mais il alla bien plus avant, et c’est ce qui marque sa place éminente parmi les compositeurs. (…)

Édifier sa propre fortune

Il est important de relever qu’à une époque où chacun ne croyait qu’à « l’expression », Brahms, sans renoncer pour autant à la beauté et à l’émotion, se montra un progressiste dans un domaine qui était resté en friche tout au long d’un demi-siècle. Il eût déjà été un pionnier s’il avait simplement opéré un retour à Mozart. Mais il ne vécut pas sur un fonds hérité, il édifia sa propre fortune. Il faut dire que Wagner contribua de son côté au progrès des formulations constructives par sa technique de la répétition, variée ou non, du fait qu’elle le libérait de l’obligation de travailler plus longuement que nécessaire sur des éléments qu’il avait déjà clairement exposés. Son langage pouvait ainsi se consacrer à d’autres sujets, quand l’action scénique l’exigeait. Brahms n’écrivit jamais de musique de scène. Le bruit courait à Vienne que Brahms, en pareil cas, eût préféré écrire dans le style de Mozart plutôt que dans le «nouveau style allemand». Mais on peut être bien sûr qu’il eût écrit du pur Brahms et non du pseudo-Mozart. Il eût peut-être été amené à répéter des phrases entières, voire de simples mots, dans son texte, à la façon des opéras pré-wagnériens ; il eût peut-être été contraint de sacrifier au goût de ses contemporains pour les déploiements dramatiques. Mais il n’aurait sûrement pas fait mourir un chanteur pendant une aria a da capo pour le faire ressusciter à la reprise. Pour nous, c’eût été une prenante expérience que de voir Brahms satisfaire à toutes les exigences d’une œuvre dramatico-musicale, dans la plénitude de son langage harmonique qui était si en avance sur celui de son époque. Il est douteux que Brahms eût pu trouver un livret correspondant à ses goûts et à la nature des émotions qu’il savait exprimer. Aurait-il choisi un opéra-comique, une comédie, un drame lyrique, une tragédie ? Le génie de Brahms a de multiples facettes et il est aisé de trouver dans sa musique l’expression de bien des sentiments, à l’exception toutefois de ces violents déchaînements qu’on relève par exemple chez Wagner et chez Verdi. Mais qui sait ? Qu’on songe à Fidelio, indéniablement symphonique dans sa conception d’ensemble, mais où Beethoven fait éclater un terrible orage de passion à la fin du deuxième acte avec « O namenlose Freude ! » (O joie inexprimable !), la plus grande partie du troisième acte revenant ensuite au style symphonique strict. On voit ce dont est capable un génie « lorsque l’Esprit souffle en lui »".

Arnold Schoenberg  

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