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"Ton Johannes"

"Un visage d'enfant qu'une jeune fille pourrait embrasser sans rougir" selon la description d'une jeune femme de son époque, Hedwige Salomon :

« Hier (4 décembre 1853) monsieur Von Sahr m'amena un jeune homme qui tenait à la main une lettre de Joachim... Il s'assit en face de moi, ce jeune héros du jour, ce messie annoncé par Schumann ; blond, d'apparence délicate ; et malgré ses vingt ans il a les traits déjà bien formés, quoique purs de toute passion. Pureté, innocence, naturel, force et profondeur, voilà tout son être... Et , avec toute cette libre énergie, une petite voix qui n'a pas encore mué ! Et un visage d'enfant qu'une jeune fille pourrait embrasser sans rougir ! »

 

En 1857, Brahms occupe les fonctions de professeur de musique à la Cour du Prince de Lippe et de directeur de la Société de Chant à Detmold. Il y reste pendant deux ans, composant deux sérénades pour orchestre ainsi que son premier concerto pour piano opus 15 en ré mineur, pour lequel Joseph Joachim lui donne des conseils d’orchestration. Il est souvent interprété comme le reflet de sa passion vaine pour Clara Schumann, leur histoire venant tout juste de se terminer. 

 

Extraits de quelques lettres de Brahms à Clara

Brahms par ses lettres, traduction Christophe Looten. Paris, Actes Sud, 2017.

Chapitre “Clara Schumann” pages 345 à 385.

 

Hambourg, 8 décembre 1854 

(Robert Schumann était depuis le 4 mars 1854 à Endenich)

Chère Madame, je voudrais ne lui écrire qu'à votre sujet et lui dire avec quelle beauté indescriptible et immense vous supportez votre douleur. 

Si les autres sont indifférents ou écoutent ma musique de façon superficielle, mon feu intérieur se refroidit immédiatement. 

Après tout je vous vois souvent, aussi bien que si vous étiez vraiment là. Écrivez peu, aussi peu que vous le souhaitez, mais écrivez souvent. En revanche, je vous prie de profiter des wagons de train pour écrire de longues lettres. Tendres salutations. Votre Johannes.

 

Mardi, 14 août 1855 

Ma chère amie,

 à vous un baiser très cordial, comme vous y êtes habituée de votre Johannes.

 

Düsseldorf, mardi 6 février 1856 au soir

 N'est-ce pas, bien aimée, ou amie bien-aimée, que je suis un garçon sage ? Je joue beaucoup de Bach et de Beethoven et pense chaque fois à vous. Parfois je me tourne sur le côté, car j'aimerais bien vous voir à cet endroit. Ce soir, je me suis installé dans votre chambre et je vous écris de là. Chaque jour, je souhaite plus votre retour. Ferdinand est trop paresseux, Louis trop entêté, Félix est encore plus entêté et Genchen est trop passionnée. Mais tous sont très mignons et gentils. J'ai dû donner beaucoup de petites tapes à Ferdinand hier car il refusait de lire. 

Bonne nuit. Mille salutations les plus cordiales,

 votre Johannes.

 

Düsseldorf, 16 mai 1856 

Ma chère Clara, aujourd'hui est arrivée une belle lettre d'une merveilleuse longueur qui fait qu'on a l'impression d'être ensemble et de bavarder joliment. Je suis très content du Shakespeare. Lorsque vous serez rentrée, je me réjouirai que tu me le lises à haute voix et je t'écouterai. J'ai encore une requête. Ne jette pas un joli ruban de chapeau, mais donne-le-moi. J'aimerais avec lui réunir tes lettres. Ou bien je m'en servirai comme marque-page. Ne te moque pas de moi !

 

Le soir du 24 mai 1856

 Une lettre si gentille de vous vient d'arriver.

 Vous devriez revenir (d'Angleterre) si cela ne va pas mieux.

 J'ai songé si souvent à vous rejoindre, mais je craignais que cela soit inconvenant. Tout se retrouve dans les journaux. J'ai imaginé que d'ici l'année prochaine je pourrais devenir un organiste virtuose passable ; alors nous pourrions voyager ensemble, j'abandonnerais mon piano afin de pouvoir toujours voyager avec toi. 

Chère Clara,  aimez-moi bien comme t’aime ton Johannes 

 

Clara, Journal, 8 avril 1856

 Séparation d'avec Johannes, douloureuse comme aucune autre auparavant.

 

Düsseldorf, 31 mai, 1856 20h 

Ma chère Clara j'aimerais pouvoir t'écrire avec une tendresse égale à mon amour pour toi et faire autant de belles choses que ce que je te souhaite. Tu m'es si infiniment chère que je ne peux même pas en parler. J'aimerais sans cesse t'appeler "chérie'' ou de tous les noms possibles, sans jamais m'en lasser, et te câliner. Si cela continue, je vais devoir te faire mettre sous verre, ou bien économiser pour te faire encadrer d'or. 

Ah si je pouvais vivre dans la même ville que toi et mes parents !

 J'ai acheté ce matin pour ton Robert un très grand atlas. Il est neuf, joliment relié et avec 83 cartes immenses.

 J'aimerais aller à Ostende afin que nous puissions voir la mer ensemble. Tes lettres sont pour moi comme des baisers… ma Clara. Je te salue cordialement. Ton Johannes 


 

À Julius Otto Grimm, septembre 1856

(Sur la mort de Schumann, survenue le 29 juillet 1856)

Le 8 juin, j'étais avec Schumann pour son anniversaire. Je l'ai trouvé étrangement changé depuis la dernière fois. Madame Clara vint d'Angleterre. À son arrivée, de mauvaises nouvelles d’Endenich. Huit jours avant sa mort, nous avons reçu une dépêche. C'est moi qui l'ai lue. Elle disait approximativement : « Si vous voulez voir votre mari encore vivant, venez immédiatement. Il est vrai qu'il a l'air effrayant». Nous y sommes donc allés. Il avait eu une attaque dont les médecins pensaient qu'elle aurait dû causer sa mort. (Je ne sais pas comment on l'appelle, une convulsion pulmonaire ?) Je suis allé vers lui, il était en convulsion, très agité, si bien que les médecins comme moi, nous avons déconseillé à Madame Clara de le voir et l'avons incitée à faire demi-tour. Schumann restait couché sans avaler rien d'autre qu'un peu de vin et de la confiture à la cuillère. La souffrance de Madame Clara cependant était si grande que je dus lui proposer le samedi d’y retourner afin de le voir. Remercions Dieu maintenant et toujours que cela se soit passé ainsi ! C’était indispensable pour sa paix : elle le vit encore le dimanche, lundi et mardi matin. Mardi après-midi, vers quatre heures, il mourut. Jamais je ne vivrai une chose aussi émouvante que les adieux de Robert et Clara. Il était allongé les yeux fermés et elle s'est agenouillée devant lui avec plus de calme qu'on ne peut l'imaginer. Il l'a reconnue ainsi que les jours suivants. Une fois il désira clairement l'embrasser et passa son bras autour d'elle. Bien sûr il n'est plus capable de parler depuis longtemps : on ne pouvait comprendre (avec parfois de l'imagination) que quelques mots. Rien que cela la réjouit. Il refusait souvent le vin qu'on lui offrait, mais préférait le sucer du doigt qu'elle lui présentait. Il le faisait alors longuement et avec tant de passion qu’on comprenait bien qu'il connaissait ce doigt.

 Mardi midi, Joachim arriva de Heidelberg et nous sommes restés un peu plus longtemps à Bonn, sans quoi nous serions arrivés avant son décès. Nous y arrivâmes une demi-heure trop tard. Tu imagines ce que nous avons ressenti : nous aurions pu respirer plus librement puisqu'il était délivré, mais ne pouvions y croire . Il est parti si doucement que personne ne s'en est aperçu.

 

Detmold, 11 octobre 1857

Ma Clara... Chère Clara,  tu dois sérieusement chercher et t’employer à ce que ton humeur maussade ne dépasse pas la mesure et ait une fin. La vie est précieuse et un tel état d'esprit détruit le corps. Plus tu t'habitueras à passer les mauvais moments dans le calme et en restant impassible, plus que tu profiteras des moments joyeux qui suivent immanquablement. Dans quel but l'Homme a-t-il reçu ce cadeau divin, l'espoir ? Le corps et l'âme sont détraqués lorsque l'on persiste dans une humeur maussade que l'on doit maîtriser et ne pas laisser s'installer. Le corps peut s'en remettre mais il est abîmé et court à la ruine. Des nourritures aussi malsaines pour l'âme, comme la morosité sans fin, détruisent le corps et l'âme comme la pire infection. Il faut vraiment changer, ma très chère Clara. Chaque matin,forme simplement mais sérieusement la résolution d'être toute la journée toujours plus calme (d'une humeur égale) et plus joyeuse. Les passions ne sont pas des choses naturelles aux hommes, ce sont toujours des exceptions ou des excès. Celui qui dépasse la mesure en ce domaine doit se considérer comme un malade et doit prendre des médicaments tant pour sa vie que pour sa santé. L'Homme véritable et beau reste calme dans la joie comme dans la douleur et les soucis. Les passions doivent s'éteindre ou il faut les chasser.

 

Detmold, 30 septembre 1859

 Très chère Clara, la première heure calme t’est dédiée. 

Avant tout il faut que je te parle de mon charmant chœur féminin à Hambourg. Ô chères demoiselles, où êtes-vous ? En réalité une sorte de culte s'est développé autour de moi à Hambourg, cela ne peut pas faire de mal, je pense…

 J’ai vu tout ce qu'il y avait à voir ici et j'en ai marre. Si seulement tu venais ! Je t'envoie mille salutations et te prie de considérer cette lettre avec sérieux malgré mon enthousiasme peu autorisé pour ces quarante jeunes filles. Tout à toi,  Johannes 

 

(Après la mort de Clara, survenue le 20 mai 1896) 

À Marie Schumann, Vienne, 7 juillet 1896

 L’homme aime à avoir un signe extérieur qui le conduise à se souvenir et je me satisferai du plus petit seulement ; je possède les plus beaux !

L'esprit "Werther" 

Rubans et livres

Lettre de Brahms, "Düsseldorf, 16 mai 1856

"Ma chère Clara, aujourd'hui est arrivée une belle lettre d'une merveilleuse longueur qui fait qu'on a l'impression d'être ensemble et de bavarder joliment. Je suis très content du Shakespeare. Lorsque vous serez rentrée, je me réjouirai que tu me le lises à haute voix et je t'écouterai. J'ai encore une requête. Ne jette pas un joli ruban de chapeau, mais donne-le-moi. J'aimerais avec lui réunir tes lettres. Ou bien je m'en servirai comme marque-page. Ne te moque pas de moi !"

Lettre de Werther, 28 août (1771).

"C’est aujourd’hui mon jour de naissance ; et, de grand matin, je reçois d’Albert un petit paquet. En l’ouvrant, ce qui frappe d’abord mes yeux, c’est un des nœuds de rubans roses que Charlotte portait, le premier jour où je la vis, et que depuis lors je l’avais quelquefois priée de me donner ; puis deux petits volumes in-douze, le petit Homère de Wetstein, édition que j’avais souvent désirée, pour.ne pas traîner à la promenade celle d’Ernesti. Voilà comme ils préviennent mes désirs, comme ils cherchent à me témoigner toutes les petites complaisances de l’amitié, mille fois plus précieuses que ces présents magnifiques, par lesquels la vanité du donateur nous humilie. Je baise ce nœud mille fois le jour, et, à chaque aspiration, je savoure le souvenir des félicités dont me comblèrent ce peu de jours heureux, passés pour jamais. Wilhelm, c’est comme cela, et je ne murmure point : les fleurs de la terre ne sont que des apparitions. Combien se flétrissent sans laisser aucune trace. Combien peu fructifient, et combien peu de ces fruits mûrissent !"

Enfants

Brahms : Düsseldorf, mardi 6 février 1856 au soir

 "N'est-ce pas, bien aimée, ou amie bien-aimée, que je suis un garçon sage ? Je joue beaucoup de Bach et de Beethoven et pense chaque fois à vous. Parfois je me tourne sur le côté, car j'aimerais bien vous voir à cet endroit. Ce soir, je me suis installé dans votre chambre et je vous écris de là. Chaque jour, je souhaite plus votre retour. Ferdinand est trop paresseux, Louis trop entêtée Genchen est trop passionnée. Mais tous sont très mignons et gentils. J'ai dû donner beaucoup de tapes au à Ferdinand hier car il refusait de lire. "

Werther à Wilhelm : 29 juin (1771).

"Avant-hier le médecin arriva de la ville chez le bailli, et me trouva par terre, au milieu des enfants de Charlotte, au moment où les uns me grimpaient dessus, les autres me tiraillaient, et où je les chatouillais, et faisais avec eux un grand bruit. Le docteur, qui est une poupée savante, qui arrange, tout en parlant, les plis de ses manchettes, et déploie un jabot qui n’a point de lin, trouva la chose indigne d’un homme sage : je m’en aperçus à sa mine. Mais je ne me dérangeai point ; je le laissai débiter de discours graves, et je rebâtis aux enfants leurs châteaux de cartes, qu’ils avaient renversés. Là-dessus il s’en alla courir la ville, crier que les enfants du bailli étaient déjà assez mal élevés et que Werther achevait de les gâter.

Oui, cher Wilhelm, il n’est rien sur la terre que j’aime comme les enfants."

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