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Jérôme DUCROS

Alphonse de LAMARTINE   (1790-1869)

Le poète mourant

​

La coupe de mes jours s'est brisée encor pleine ; 
Ma vie hors de mon sein s'enfuit à chaque haleine ; 
Ni baisers ni soupirs ne peuvent l'arrêter ;
Et l'aile de la mort, sur l'airain qui me pleure,
En sons entrecoupés frappe ma dernière heure ;
Faut-il gémir ? faut-il chanter ?...

Chantons, puisque mes doigts sont encor sur la lyre ; 
Chantons, puisque la mort, comme au cygne, m'inspire 
Aux bords d'un autre monde un cri mélodieux.
C'est un présage heureux donné par mon génie, 
Si notre âme n'est rien qu'amour et qu'harmonie,
Qu'un chant divin soit ses adieux !

La lyre en se brisant jette un son plus sublime ; 
La lampe qui s'éteint tout à coup se ranime, 
Et d'un éclat plus pur brille avant d'expirer ; 
Le cygne voit le ciel à son heure dernière, 
L'homme seul, reportant ses regards en arrière, 
Compte ses jours pour les pleurer.

Qu'est-ce donc que des jours pour valoir qu'on les pleure ?
Un soleil, un soleil ; une heure, et puis une heure ;
Celle qui vient ressemble à celle qui s'enfuit ; 
Ce qu'une nous apporte, une autre nous l'enlève :
Travail, repos, douleur, et quelquefois un rêve, 
Voilà le jour, puis vient la nuit.

Ah ! qu'il pleure, celui dont les mains acharnées 
S'attachant comme un lierre aux débris des années, 
Voit avec l'avenir s'écrouler son espoir ! 
Pour moi, qui n'ai point pris racine sur la terre,
Je m'en vais sans effort, comme l'herbe légère
Qu'enlève le souffle du soir.

Le poète est semblable aux oiseaux de passage 
Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage, 
Qui ne se posent point sur les rameaux des bois ;
Nonchalamment bercés sur le courant de l'onde, 
Ils passent en chantant loin des bords ; et le monde 
Ne connaît rien d'eux, que leur voix.

Jamais aucune main sur la corde sonore 
Ne guida dans ses jeux ma main novice encore.
L'homme n'enseigne pas ce qu'inspire le ciel ; 
Le ruisseau n'apprend pas à couler dans sa pente, 
L'aigle à fendre les airs d'une aile indépendante, 
L'abeille à composer son miel.

L'airain retentissant dans sa haute demeure, 
Sous le marteau sacré tour à tour chante et pleure, 
Pour célébrer l'hymen, la naissance ou la mort ;
J'étais comme ce bronze épuré par la flamme, 
Et chaque passion, en frappant sur mon âme, 
En tirait un sublime accord.

Telle durant la nuit la harpe éolienne, 
Mêlant aux bruits des eaux sa plainte aérienne,
Résonne d'elle-même au souffle des zéphyrs. 
Le voyageur s'arrête, étonné de l'entendre,
Il écoute, il admire et ne saurait comprendre 
D'où partent ces divins soupirs.

Ma harpe fut souvent de larmes arrosée, 
Mais les pleurs sont pour nous la céleste rosée ;
Sous un ciel toujours pur le coeur ne mûrit pas :
Dans la coupe écrasé le jus du pampre coule, 
Et le baume flétri sous le pied qui le foule 
Répand ses parfums sur nos pas.

Dieu d'un souffle brûlant avait formé mon âme ; 
Tout ce qu'elle approchait s'embrasait de sa flamme :
Don fatal ! et je meurs pour avoir trop aimé !
Tout ce que j'ai touché s'est réduit en poussière :
Ainsi le feu du ciel tombé sur la bruyère
S'éteint quand tout est consumé.

Mais le temps ? - Il n'est plus. - Mais la gloire ? - Eh ! qu'importe
Cet écho d'un vain son, qu'un siècle à l'autre apporte ?
Ce nom, brillant jouet de la postérité ?
Vous qui de l'avenir lui promettez l'empire,
Écoutez cet accord que va rendre ma lyre !...
...............................................
Les vents déjà l'ont emporté !

Ah ! donnez à la mort un espoir moins frivole.
Eh quoi ! le souvenir de ce son qui s'envole
Autour d'un vain tombeau retentirait toujours ?
Ce souffle d'un mourant, quoi! c'est là de la gloire ?
Mais vous qui promettez les temps à sa mémoire,
Mortels, possédez-vous deux jours ?

J'en atteste les dieux ! depuis que je respire,
Mes lèvres n'ont jamais prononcé sans sourire
Ce grand nom inventé par le délire humain ;
Plus j'ai pressé ce mot, plus je l'ai trouvé vide,
Et je l'ai rejeté, comme une écorce aride
Que nos lèvres pressent en vain.

Dans le stérile espoir d'une gloire incertaine,
L'homme livre, en passant, au courant qui l'entraîne
Un nom de jour en jour dans sa course affaibli ;
De ce brillant débris le flot du temps se joue ;
De siècle en siècle, il flotte, il avance, il échoue
Dans les abîmes de l'oubli.

Je jette un nom de plus à ces flots sans rivage ;
Au gré des vents, du ciel, qu'il s'abîme ou surnage,
En serai-je plus grand ? Pourquoi ? ce n'est qu'un nom. 
Le cygne qui s'envole aux voûtes éternelles, 
Amis ! s'informe-t-il si l'ombre de ses ailes
Flotte encor sur un vil gazon ?

Mais pourquoi chantais-tu ? - Demande à Philomèle 
Pourquoi, durant les nuits, sa douce voix se mêle 
Au doux bruit des ruisseaux sous l'ombrage roulant ! 
Je chantais, mes amis, comme l'homme respire, 
Comme l'oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l'eau murmure en coulant.

Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie. 
Mortels ! de tous ces biens qu'ici-bas l'homme envie, 
À l'heure des adieux je ne regrette rien ; 
Rien que l'ardent soupir qui vers le ciel s'élance, 
L'extase de la lyre, ou l'amoureux silence
D'un coeur pressé contre le mien.

Aux pieds de la beauté sentir frémir sa lyre,
Voir d'accord en accord l'harmonieux délire
Couler avec le son et passer dans son sein,
Faire pleuvoir les pleurs de ces yeux qu'on adore,
Comme au souffle des vents les larmes de l'aurore
Tombent d'un calice trop plein ;

Voir le regard plaintif de la vierge modeste 
Se tourner tristement vers la voûte céleste, 
Comme pour s'envoler avec le son qui fuit, 
Puis retombant sur vous plein d'une chaste flamme, 
Sous ses cils abaissés laisser briller son âme,
Comme un feu tremblant dans la nuit ;

Voir passer sur son front l'ombre de sa pensée, 
La parole manquer à sa bouche oppressée, 
Et de ce long silence entendre enfin sortir
Ce mot qui retentit jusque dans le ciel même,
Ce mot, le mot des dieux, et des hommes : ...Je t'aime !
Voilà ce qui vaut un soupir. 

Un soupir ! un regret ! inutile parole !
Sur l'aile de la mort, mon âme au ciel s'envole ; 
Je vais où leur instinct emporte nos désirs ; 
Je vais où le regard voit briller l'espérance ; 
Je vais où va le son qui de mon luth s'élance ;
Où sont allés tous mes soupirs !

Comme l'oiseau qui voit dans les ombres funèbres, 
La foi, cet oeil de l'âme, a percé mes ténèbres ;
Son prophétique instinct m'a révélé mon sort. 
Aux champs de l'avenir combien de fois mon âme,
S'élançant jusqu'au ciel sur des ailes de flamme,
A-t-elle devancé la mort ?

N'inscrivez point de nom sur ma demeure sombre. 
Du poids d'un monument ne chargez pas mon ombre : 
D'un peu de sable, hélas ! je ne suis point jaloux. 
Laissez-moi seulement à peine assez d'espace
Pour que le malheureux qui sur ma tombe passe
Puisse y poser ses deux genoux.

Souvent dans le secret de l'ombre et du silence, 
Du gazon d'un cercueil la prière s'élance 
Et trouve l'espérance à côté de la mort. 
Le pied sur une tombe on tient moins à la terre ;
L'horizon est plus vaste, et l'âme, plus légère,
Monte au ciel avec moins d'effort.

Brisez, livrez aux vents, aux ondes, à la flamme, 
Ce luth qui n'a qu'un son pour répondre à mon âme ! 
Le luth des Séraphins va frémir sous mes doigts. 
Bientôt, vivant comme eux d'un immortel délire,
Je vais guider, peut-être, aux accords de ma lyre,
Des cieux suspendus à ma voix.

Bientôt !... Mais de la mort la main lourde et muette 
Vient de toucher la corde : elle se brise, et jette 
Un son plaintif et sourd dans le vague des airs. 
Mon luth glacé se tait... Amis, prenez le vôtre ;
Et que mon âme encor passe d'un monde à l'autre 
Au bruit de vos sacrés concerts !

« Le poète mourant » est tiré des Nouvelles méditations poétiques (1823), recueil paru après le succès rencontré par les premières du genre en 1820.

Salué comme le maître de la jeune école romantique en 1820, après la parution de ses Méditations poétiques, Lamartine est d’abord un poète lyrique et la définition qu’il donne ici de sa mission vaut pour les autres poètes et s’accorde bien aussi avec les idées de Musset sur la poésie.

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Le thème de la mort du poète et de sa lyre brisée constitue un topos de la littérature poétique et musicale romantique. En témoigne cette statue d'Euterpe, la Muse de la Musique, en pleurs, accoudée à une  lyre renversée aux cordes brisées, surmontant le tombeau de Frédéric Chopin disparu à 39 ans.

Cinq questions posées à Jérôme Ducros sur La Mort du Poète

 

 

 

Comment et quand vous est venue l'idée de composer sur ce poème particulier  ? 

 

C’est une commande de 2008. Les contraintes extérieures avaient trait à la formation (baryton-basse – l’excellent Laurent Naouri en l’occurrence – et ensemble de chambre), à la durée approximative, et à la nécessité de mettre en musique un poème du domaine public, ce qui excluait d’office les contemporains, mais aussi un grand nombre de poètes du XXe siècle. 

Les contraintes intérieures, autrement dit celles que je m’étais fixées, ont encore restreint le choix. D’une part, il m’importait de choisir un texte que je ne connaissais pas auparavant, ou en tout cas qui ne figure pas dans mon petit panthéon personnel : n’y logent que des poèmes dont la simple récitation suffit à mon bonheur, et que je serais incapable d’agrémenter de la moindre musique.

D’autre part, lisant et relisant beaucoup de poètes du XIXe, j’ai fini par être tenté par l’alexandrin, dont je m’étais dans un premier temps défié (la phrase musicale a ceci de paradoxal que les vers longs ont tendance à la morceler alors que les vers courts la rallongent.)

M’arrêtant à Lamartine, que j’avais un peu oublié, et précisément à ce vaste Poète Mourant, je lui ai trouvé, au-delà de ses qualités poétiques, des propriétés intrinsèquement musicales qui faisaient écho à mes requêtes, et ce à deux niveaux.

Au niveau particulier : la variété du rythme des vers, élans et apaisements, enjambements… ; puis cet octosyllabe qui ponctue la fin de chaque strophe, très séduisant : plus volatil, plus incertain, plus ascensionnel que les cinq alexandrins qui chaque fois le précèdent, il pourrait permettre de résoudre la difficulté dont je parlais plus haut.

Au niveau global : un propos suffisamment contrasté pour permettre une dialectique des émotions ; des objets poétiques suffisamment riches dans leur ambivalence (gloire/vanité, mort/légèreté, accablement/espoir) pour envisager une coloration musicale variée, voire paradoxale, du propos.

 

Pouvez-vous nous détailler les liens que vous avez établis entre le poème lui-même et votre travail ? 

 

Après le temps d’imprégnation, il m’a fallu substituer à une lecture poétique du texte une lecture musicale. On ne chante pas comme on récite. Non seulement le rythme de diction n’est pas le même, mais les lois que la musique nous impose, qui en font toute la force et peut-être tout le danger (« défense de déposer de la musique le long de mes vers ! » fulmine Victor Hugo), nous contraignent à interpréter, bien davantage encore que nous ne le faisons en récitant ou en traduisant.

La langue écrite ou parlée est linéaire, en ce sens qu’elle ne signifie qu’une chose à la fois. Pas de contrepoint dans la syntaxe : les arrière-pensées ne peuvent pas être décrites au même moment que les pensées. Or, c’est ce que la musique permet. Elle peut, tour à tour, souligner positivement la parole écrite, l’altérer en la développant, ou la contredire. Paraphrase, métaphrase, antiphrase. C’est par ce jeu que le musicien est appelé à proposer son interprétation d’un texte, et c’est celui auquel je me suis livré.

Au gré des pérégrinations intérieures du narrateur, je l’accompagne le plus souvent, mais sans manquer parfois d’atténuer ici son accablement, là de tempérer son insouciance. De dramatiser la brusquerie de ses états d’âme en la surlignant, ou au contraire de la fluidifier en proposant une sorte de dégradé des sentiments. Alors qu’on pourrait croire la forme autoritairement dictée par le sens du texte, la musique, en réalité, s’y insère, s’y promène et la transforme.

 

Le narrateur, parlant de sa propre mort, dédramatise autant qu’il le peut (« Pour moi, qui n'ai point pris racine sur la terre / Je m'en vais sans effort, comme l'herbe légère »). Sa nature de poète lui rend le grand saut plus léger, et la vie ici-bas ne le retient pas outre mesure (« Qu'est-ce donc que des jours pour valoir qu'on les pleure ? »). Sans réfréner systématiquement les élans poétiques et lumineux, presque enthousiastes, que sa propre mort lui inspire, sans vouloir offenser sa ferveur ingénue, je leur adjoins, à certains endroits où le poète ne semble pourtant pas le dicter, la sensation diffuse d’une douleur, ou un arrière-plan manifestement dramatique. Des arrière-pensées, en quelque sorte. Il peut donc sembler que la musique désavoue parfois le poète, comme si elle le soupçonnait de s’adonner à une forme d’auto-persuasion suspecte. On verra que ce n’est pas le cas. Mais c’était, pour moi, nécessaire à la construction musicale de l’ensemble, et à l’élaboration de la dialectique des émotions dont je parlais plus haut.

Car si la lecture que je propose du poème, par le découpage auquel je le soumets, par la musique que je lui appose, en modifie donc quelque peu l’équilibre, ce n’est pas pour en trahir le message, mais plutôt, en maintenant le plus longtemps possible une certaine tension discursive, pour en différer l’évidence. Donc, finalement, pour l’appuyer. Les soupçons que le discours musical jetait parfois sur la voix du poète s’éteignent avec elle. Sur son dernier mot, « concerts », la musique s’apaise enfin tout à fait, rayonne définitivement, sans qu’aucun élément ne soit plus en mesure de perturber la quiétude enfin atteinte. Le poète a donc eu raison des objections du musicien, mais seule la musique peut désormais le dire, à l’instant où il s’est tu. Il ne reste qu’elle, mais c’est elle qui est vaincue.  

 

Pouvez-vous nous raconter quelques moments de votre temps de composition, de votre corps à corps avec le texte de Lamartine et avec votre propre travail ?

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Le plus difficile, après la période nécessaire d’imprégnation, est de se dégager du corps-à-corps, c’est-à-dire de s’abstraire du poème. La relecture assidue de ses vers est, certes, propice à l’éclosion d’éléments mélodiques ou harmoniques déterminants (par exemple, le thème principal est directement issu du rythme alexandrin), mais ne saurait faire oublier la nécessité d’un travail distancié sur le matériau musical.

Pour mettre en place la dramaturgie que je viens de décrire et à laquelle je tenais, j’ai créé trois leitmotive, très protéiformes mais a priori toujours reconnaissables. Ils sont omniprésents dans les parties instrumentales et ne sont que très rarement chantés. Le premier figure les éléments extérieurs au narrateur (la mort, souvent, disons le destin). Les deux autres représentent ses états d’âme intérieurs (l’un, ses impressions d’humain, immédiates, triviales, souvent sombres ; l’autre, ses aspirations poétiques, plus célestes, plus lumineuses, qui viennent souvent après les premières, et parfois les abjurent). Au sommet de la tension dramatique, les deux premiers se superposent, avant que le troisième ne vienne tenter de les faire oublier.

 

Il me fallait donner à ces motifs les propriétés particulières que leur nature exige : qu’ils aient une existence autonome en tant que thèmes complets, qu’ils puissent se décliner dans des couleurs, des atmosphères, très diverses voire contradictoires, et qu’enfin au moins un de leurs éléments ait une silhouette assez marquée pour que son apparition isolée suffise à suggérer leur présence. Il y a donc là un travail équivalent à celui que requiert la composition d’une œuvre purement instrumentale, mais qui ne peut advenir qu’après l’assimilation du poème et l’élaboration générale du propos. Et avant, bien entendu, l’écriture proprement dite, qui ne sera aisée que si le travail en amont a été bien mené.

 

Quelles sont les autres œuvres que vous avez composées dans la même période ? 

 

L’année précédente, j’avais écrit un Trio pour violon, violoncelle et piano ; l’année suivante un Quintette pour piano et cordes. La Mort du Poète est ma première composition vocale.

 

Envisagez-vous de renouveler cette expérience ? 

 

Toute musique procède de la voix, et j’ai toujours été irrésistiblement attiré par l’écriture vocale. J’ai, depuis, écrit Deux Poèmes de Verhaeren pour voix et ensemble de chambre également. Et j’ai bien l’intention de poursuivre, la voix restant le plus merveilleux instrument de musique qui soit.

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Jérôme Ducros, novembre 2017

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