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LA SONATE DE VINTEUIL

(Un Amour de Swann)

La Sonate de Vinteuil

 

La sonate de Vinteuil est une œuvre musicale fictive pour piano et violon plusieurs fois évoquée tout au long de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Elle représente, pour l'écrivain, un idéal esthétique qui active les forces de la mémoire et dispose ses auditeurs, par sa résonance profonde, à prendre mieux conscience d'eux-mêmes.

La sonate dans Un amour de Swann

Cette sonate est principalement évoquée dans Un amour de Swann (deuxième partie de Du côté de chez Swann). Elle touche profondément Charles Swann et fait naître sa relation avec Odette de Crécy, son amour tumultueux.

Charles entendra plusieurs fois cette sonate au cours de cette partie. Chaque écoute non seulement fera évoluer sa relation intime avec la musique, mais accompagnera les changements successifs de son amour pour Odette. Ce qui fascine particulièrement Charles dans cette sonate, c'est la petite phrase musicale qui lui permet de porter cet amour pour Odette au-delà de la réalité et du temps.

Swann retrouve et ré-écoute la sonate de Vinteuil dans le salon des Verdurin (alors qu'il avait cherché en vain à connaître son nom et celui de son compositeur lorsqu'il l'avait entendue pour la première fois l'année précédente). Cette expérience est semblable à celle du narrateur lui-même retrouvant le goût perdu de la madeleine qui devient un lien direct avec le passé. Elle provoque alors en Swann une réaction de plaisir sensuel et émotionnel inattendu. Ce plaisir est dans un premier temps difficile à comprendre ou à identifier. Il se rend compte cependant que la phrase lui « a ouvert plus largement l'âme » et fait prendre conscience d'une réalité invisible qu'il avait oubliée.

Par la suite, cette phrase musicale, sera profondément associée à son amour pour Odette, car le salon Verdurin en fera « l'air national de [leur] amour ». La sonate révèle au lecteur la manière dont Swann aime Odette par sa manière d'écouter la musique. Swann explique que pour comprendre l'importance d'une note il faut avoir entendu les notes précédentes et se souvenir d'elles après qu'elles ont été jouées.

Lorsqu'il sera question de la jalousie, quand chez les Verdurin, Charles et Odette entendent la sonate en présence de Forcheville, Charles « ...en son cœur, s'adressa à [la sonate] comme à une confidente de son amour, comme à une amie d'Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville ».

À la fin du livre, Swann rencontre encore la sonate. Il est alors à une soirée chez Madame de Saint-Euverte. La description de la sonate est la plus significative du livre.

Quand la sonate commence, Swann n'est pas prêt; elle le surprend. Ce moment est celui où la sonate joue le rôle le plus important dans la vie de Swann ; tout se révèle à Swann pendant qu'il l'écoute. Swann ressent que Vinteuil a sans doute éprouvé une souffrance comparable à la sienne dans son souvenir des jours heureux avec Odette. Il revit ainsi son amour avec Odette, ses moments de bonheur mais aussi sa jalousie et son impuissance à atteindre réellement cette femme qui l'obsède.

Dans la musique existe cependant une continuité et une stabilité que Swann n'a jamais connues dans son amour pour Odette : même si la musique n'est pas jouée, elle existe toujours. Bien que la musique rappelle à Swann sa tristesse, elle lui offre aussi un asile, et l'occasion de revivre pleinement un passé. Swann peut dépendre de la musique car celle-ci ne le quittera pas abruptement. À travers cette musique, Swann peut revivre le temps perdu.

Proust et la musique

Le narrateur se met, à la fin de la dernière évocation de la sonate, plus en avant qu'ailleurs par l'utilisation de la première personne. Cela permet à Proust d'exposer sa vision personnelle de la musique. Pour lui, le thème musical est une véritable idée qu'exprime le compositeur et il permet l'accès à un univers éternel, inaccessible à l'intelligence mais bien réel : celui de l'art qui dure, contrairement à l'amour. Swann comprend alors enfin que son amour ne renaîtra jamais.

Cette idéalisation esthétique est très importante dans l'univers proustien et est à rapprocher de l'épisode de la madeleine même si ce dernier est beaucoup plus développé.

Inspiration

Swann découvre au fil des anecdotes le personnage de Vinteuil lui-même, homme d'apparence quelconque et se débattant dans les soucis du quotidien. La dimension de l'art permet au compositeur tout ce qu'il porte de grand en lui en dépit des apparences.

Vinteuil est un personnage de fiction et n'a pas forcément été inspiré par un compositeur existant. Proust lui-même dans une dédicace de Du côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en avril 1918, dit qu'il avait en tête plusieurs modèles musicaux. On peut relever ainsi :

En 2002, Jean-David Jumeau-Lafond remarquait cependant le caractère particulier de la sonate « pour piano et violon » alors que toutes les sonates de l'époque sont « pour violon et piano » à l'exception de celle de Guillaume Lekeu, suggérant une autre influence possible.

En 2003, Yann Rocher retraçait dans un article la reconstitution de la sonate de Vinteuil par le cinéaste Raoul Ruiz et le compositeur Jorge Arriagada dans le film Le Temps retrouvé.

En 2019, Jérôme Bastianelli a imaginé, à partir des rares éléments donnés par Proust, quelle aurait pu être la vie de Vinteuil, musicien inconnu et incompris.

Pour Gilles Deleuze, contrairement aux autres signes comme la madeleine dans la tasse de thé ou les clochers de Martinville qui sont des signes matériels renvoyant à un sens matériel (Combray ou dans le cas des clochers de Martinville, les trois jeunes filles de la légende abandonnée dans le jour qui tombe), même si la petite phrase s'échappe d'un piano et d'un violon, ses notes sont l'apparence sonore « d'une entité toute spirituelle. »

Citations

« D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, intelligible et précis. Et tout d'un coup, au point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une pause d'un instant, brusquement elle changeait de direction, et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois » Marcel Proust, in Un amour de Swann

« Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l'assouvir. De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis à ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse » Marcel Proust, in Un amour de Swann

« - Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann ? » dit le pianiste. « - Ah ! bigre ! ce n’est pas au moins le « Serpent à Sonates » ? demanda M. de Forcheville pour faire de l’effet. Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la rectifier: « Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à sonnettes », dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal » Marcel Proust, in Un amour de Swann

"A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu’il [Swann] avait envoyées le matin lui disait : « Je vous gronde » et lui indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même,—en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles—, que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les unissait ; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. « Qu’avez-vous besoin du reste ? lui avait-elle dit. C’est ça notre morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et d’un être particulier." Marcel Proust, in Un Amour de Swann

« Par là, la phrase de Vinteuil avait [...] épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable. » Marcel Proust, in Un amour de Swann

« L'expérience d'entendre la sonate, est semblable à l'expérience de Marcel (le narrateur) lui-même lorsqu'il a goûté la madeleine. L'expérience de Marcel fait revenir le passé dans le présent. Il y a beaucoup de ressemblances entre la mémoire involontaire de Swann et celle de Marcel. Nous pouvons comprendre ce que la sonate a fait pour Swann en étudiant ce que la madeleine a fait pour Proust. L'épisode de la madeleine a lieu par hasard, et il évoque en Marcel une réaction de plaisir sensuel et émotionnel. La sonate a des effets semblables sur Swann. » Madeleine Hunter

Essor et nécessité des salons musicaux à Paris dans la deuxième moitié du 19e siècle

Pour exercer une quasi-hégémonie culturelle, la bourgeoisie va profiter d'un pivot historico-économique défini par une chute de l’aristocratie et une république qui n’a pas encore acquis de puissance dirigeante suffisante, notamment pour les arts. « Le faible investissement du pouvoir républicain dans le fonctionnement de la vie musicale explique sans doute en partie le rôle en la matière prépondérant de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, frange privilégiée du public de l’Opéra et des concerts parisiens. Sous la Troisième République, les gouvernements successifs prennent très lentement conscience de la nécessité de contribuer au développement de l’art. Mais le chemin est long à parcourir à partir de notions solidement ancrées dans l’esprit des pères de la République. »

Pour Adolphe Thiers, « comme pour tous les hommes qui se sont succédé à la tête du gouvernement jusqu’à Léon Blum en 1936, l’Art correspond à un plaisir de la vie privée et non à une nécessité de la vie nationale. » Dès 1891 pourtant, certains s’interrogent sur les devoirs de l’État. Tel Étienne Dujardin-Beaumetz, futur sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, qui pense qu’ « il y a, depuis bien longtemps, dans notre pays, un malentendu sur le rôle que l’État doit jouer en matière d’art : les uns pensent que l’État doit diriger le mouvement artistique du pays ; les autres estiment qu’il n’y a qu’à le suivre en l’encourageant. La tradition en vertu de laquelle l’État croit devoir diriger l’art date de Colbert. Les défenseurs de l’art officiel ont pensé que, de même que l’État était avec raison, pour l’instruction publique, l’éducateur de la nation, il lui appartenait de diriger les tendances artistiques du pays dans ce qu’il croyait être le beau et le vrai. L’art officiel n’a jamais développé ses élus qu’en écrasant leurs adversaires, et pour qu’il eût le droit d’agir ainsi il eût fallu que ses représentants eussent la certitude qu’ils étaient en possession de la formule définitive. »

Mais loin de ces débats, la réalité économique parle d’elle-même, et le budget des Beaux-Arts, issu du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, réserve seulement 15 % de ses financements à la musique (ce qui représente 1 615 000 francs en 1880), dont 70 % est alloué à l’Opéra et à l’Opéra-Comique, le reste allant surtout à l’enseignement musical et enfin aux concerts populaires. De 1870 à 1878, les Concerts populaires ne reçoivent rien de l’État. En 1878, 5 % du budget musical se répartit entre les Concerts populaires de Jules Pasdeloup et – recevant deux fois moins – l’Association artistique d’Édouard Colonne. En 1882 se rajoutent à la liste des subventionnés les Nouveaux Concerts de Charles Lamoureux ; de 1892 à 1928, la S.N.M. recevra la somme dérisoire de 10 000 francs ; enfin la Société des concerts du Conservatoire devra attendre un soutien financier jusqu’à 1923. Après 1920, de nombreuses mais minuscules aides vont aux Concerts Touche, aux Concerts du Vieux-Colombier, aux Concerts Poulet, aux Concerts Siohan ou encore à l’Orchestre symphonique de Paris.

Contrairement aux arts-plastiques, les commandes nationales sont rarissimes jusqu’en 1938 (on n’en relève en fait que deux véritables : l’Ode triomphale commandée à Augusta Holmès en 1889, et la cantate Le Feu céleste de Saint-Saëns en 1900, toutes deux à l’occasion d’une Exposition universelle à Paris). Il faudra attendre le Front Populaire pour voir un développement étatique de la diffusion et des commandes, surtout du fait de l’implication nationale dans la nouvelle technologie radiophonique. L’État décide ainsi d’effectuer des « commandes exceptionnelles aux artistes vivants et compositeurs de musique en vue de lutter contre le chômage » : sur les 3 000 000 francs accordés à la musique, 200 000 vont désormais aux commandes.

Institutionnellement enfin, une gestion autonome ne sera attribuée à la musique qu’en 1969 avec la « sous-direction des spectacles et de la musique » qui fait partie de la « direction générale des Arts et Lettres » du ministère des Affaires culturelles créé par André Malraux. La bourgeoisie se précipite dans la place laissée vacante par la noblesse, et non encore occupée par la République. Puisque si peu subventionnés, les Concerts populaires de Jules Pasdeloup voient leurs dettes épongées par le banquier Pereire, et des « comités de patronage » se constituent au sein des sociétés de concerts, comités qui font fonctionner notamment les concerts Wiémer, l’Orchestre symphonique de Paris, les concerts de La Sérénade et ceux du groupe Jeune France.

« La défense de l’art – et pas n’importe quel art – fait partie des obligations de la femme du monde. Les bonnes œuvres relèvent également des attributs féminins. La conjugaison de ces deux fonctions, la bienfaisance et la mondanité, ouvre normalement la voie à la protection des artistes. » Tout comme le milieu aristocratique, le salon bourgeois qui voit son avènement est avant tout un « lieu de sociabilité dont la musique est l’une des composantes ».

Les Muses salonnières

Quelques "Muses parisiennes" tenant ces salons d'artistes dans lesquels Proust est reçu : Geneviève Halévy l'épouse de Georges Bizet, mère de Jacques Bizet ami de Proust ; Hélène Standish et la Comtesse Greffuhle, deux modèles d'Oriane, duchesse de Guermantes ; Madeleine Lemaire, aquarelliste, le modèle de Madame Verdurin -c'est chez elle que Proust fait la connaissance de Reynaldo Hahn ; la princesse Hélène Bibesco, qui fut élève du pianiste Anton Rubinstein et la mère d'Antoine Bibesco proche confident de Proust. 

La princesse Bibesco  a accueilli dans son salon 69 rue de Courcelles des peintres, Pierre Bonnard, Puvis de Chavannes, Édouard Vuillard, Henri Martin, des écrivains, Pierre Loti, Anatole France, Jules Lemaître, le sculpteur Aristide Maillol et surtout, excellente pianiste elle-même, des musiciens Debussy, Gounod, Saint-Saëns, Massenet, Chausson, Fauré ainsi que son compatriote, le jeune Georges Enesco. 


"À la recherche du temps perdu" est hanté du début à la fin par une "petite phrase" musicale, cinq notes qui, de Swann au narrateur, composent, rassemblent, incarnent, expriment et attisent la totalité de leurs sentiments... à quoi tient ce génie ? Cette puissance inouïe ? Ce privilège de la musique ? Comment la musique parvient-elle, mieux que le langage, à garantir l’éternité des sensations ?

France-Culture, le Gai Savoir, Raphaël Enthoven, La petite phrase de Vinteuil-Proust, 13/01/2013

France-Culture : La Grande Table d'été, par Maylis Besserie, avec Cécile Leblanc et Jean-Yves Tadié : La petite sonate de Proust, 11/07/2018

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